Route, mai 2015

 

 

LE CHANTIER

  

 

J’ai d’abord cru que cette poussière jaune sur le pare-brise était du sable, de ce sable du désert qui tombe parfois jusque dans nos montagnes − mais il s’agit en fait d’une fine couche de pollen jaune safran, que l’essuie-glace balaie bien vite. 

Doux temps gris. Partout les noms inconnus s’épanouissent : ces fleurs blanches des sous-bois, ces fleurs jaunes des talus, il faudrait s’arrêter pour les questionner. Le vieux chien de la ferme a repris son poste de guet, couché dans le virage. De nouveau les maigres troupeaux de vaches occupent les prés, dispersés comme des pierres. Un merle gît sur le dos, les pattes tendues vers le ciel, percuté depuis peu. 

Ça bouge, ça tremble, ça se déplace, ça construit, ça détruit et ça reconstruit.

Le mouvement du vent, on le voit d’abord aux branches des saules qui se penchent et se relèvent comme une bête dodelinant de la tête ; puis on constate que ce sont tous les arbres qui plus ou moins se penchent et se relèvent, comme on vacille, comme on salue. Il y a ce matin quelque chose d’un peu solennel dans les feuillages. En contre-haut le vent siffle sur les crêtes, et c’est à peine le début du printemps ; mais ici sur la route de ma vallée ce sont déjà les premiers fastes de l’été. 

Les chats se tapissent longuement dans les hautes herbes où ils rampent comme les fauves qu’ils sont restés, puis reviennent se dresser en miaulant contre les baies vitrées de ces maisons dont ils semblent être les seuls véritables propriétaires. 

Vision furtive du grand trou devant l’ancien l’hôtel d’Arvillard, dont les ouvriers sont en train de consolider les fondations. Sur la place c’est tout le bas de la nouvelle maison qui est déjà construit : je ne suis pas pressé, je m’arrête pour faire le point sur les travaux. Un peu plus loin il y a une autre maison en réfection, et une autre encore entourée d’échafaudages plus bas. J’aime qu’on refasse les maisons, qu’on prenne soin des vieux murs.

On a installé sur la ligne droite qui passe devant l’église un appareil qui indique la vitesse à laquelle roule l’automobiliste, en grands chiffres verts ou rouges ; je m’en réjouis : les jours de brouillard ou de grisaille comme aujourd’hui, cela fera de belles lumières. 

Je suis en avance. Je ralentis. Je flâne. Il y a dans ces sous-bois une incroyable odeur d’ail, de cet ail des ours qui évoque les promenades de mai, le muguet et l’enfance (on appelait « muguet d’Annie » cet ail des ours, parce qu’Annie un jour nous avait emmenés dans un bois où, ayant confondu les feuilles de l’ail avec celles du muguet, elle pensait faire une cueillette miraculeuse, et nous avions bien ri…).

Maintenant je file le long de la dernière ligne droite qui est grise comme le ciel, et c’est un peu comme si je volais juste au-dessus des arbres parce que les hautes herbes, vues avec la vitesse, ressemblent à la forêt vue d’avion…

Ainsi partout ça bouge et tremble, ça se déplace, ça construit, ça détruit et ça reconstruit, ça file en poussières, en pollens, en lignes de lumière, ainsi partout dans le grand chantier du monde. 

 

5 mai 2015

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