Vigie, juillet 2015

DE LA NÉCESSITÉ (ou de l’intérêt)

DES PRÉLIMINAIRES

« Commence par les préliminaires… »

(Lojong, « L’entraînement de l’esprit »)

Ce matin les travaux font comme un petit tremblement de terre qui ébranle la maison. Cette tranchée que le marteau-piqueur ouvre dans la route est la dernière étape de l’installation d’une fosse toutes eaux avec filtrage en fibres de coco qui traitera dorénavant les eaux usées de la maison. Je n’évoquerai pas ici ce sujet passionnant de l’assainissement non-collectif (et c’est dommage, car c’est un sujet auquel j’ai consacré à mon corps défendant un temps fou et sur lequel je commence à être drôlement savant…), mais juste ce constat : il a fallu pour arriver à ce chambardement d’assez longs préparatifs, et un cheminement de plus de sept années (ainsi que je le faisais tantôt remarquer à notre voisine Danièle qui, la première et avant que nous achetions la maison, nous avait généreusement avertis de ce que le puits perdu commun aux deux maisons mitoyennes ne pourrait pas suffire pour des habitants permanents, détail que le propriétaire et l’agence immobilière préféraient évidemment passer sous silence).

Cette nuit l’orage enfin éclate, après toute une nouvelle journée de fournaise pendant laquelle les nuages n’en finissaient pas de se charger en électricité : longue attente, longue tension, puis le tonnerre et cette délivrance que procure brusquement, comme une digue qui saute, le déferlement des eaux sur le toit. Me suis installé au plus près du toit sur le coussin rouge où je continue parfois à venir « juste m’asseoir », pour écouter cela. Me suis accoudé longuement à la rambarde pour regarder cela : les nuages illuminés par les éclairs, les longs filets d’eau verdâtre qui coulent du réverbère, la poudre fine des gouttes d’eau autour de l’ampoule incandescente, les petits torrents blancs qui cascadent en contrebas sur la route fraîchement raccommodée…

Je rentre d’une escapade parisienne prévue de longue date, écho d’une autre déjà évoquée dans ces pages, et c’est cela qui plus que tout me trouble : qu’un projet qui semblait abstrait soudain se réalise sous la forme d’un train qui s’en va, qui revient, de bagages qu’on fait et qu’on défait, et cela fait une grande part de l’étrangeté du voyage. Pendant ce temps mon père vend sa maison des Vellats pour s’installer, ainsi qu’ils l’avaient projetaient avec ma mère du temps où les projets se conjuguaient au pluriel, aux Charmettes : une autre longue attente, d’autres bagages, un autre voyage.

Et toujours ces préliminaires qui s’éternisent, dont on ne peut faire l’économie, pas plus que l’orage n’éclate sans que l’air ne se soit chargé d’électricité.

Je reviens une fois encore sur cette question souvent problématique. Je m’affaire à toutes sortes de tâches plus ou moins ingrates, démontant, déplaçant et remontant des meubles, allant et venant, différant chaque fois l’écriture de ce texte qui de plus en plus me réclame. Je sais que le moment d’écrire n’est pas pour maintenant, que d’autres tâches impossibles à éviter vont encore le différer, et j’enrage. Je n’écris pas. Je ne joue presque plus non plus d’accordéon, parce que le bayan est à l’accordage et que je ne le retrouverai qu’en septembre : l’apprentissage en cours du morceau de Piazzolla est donc interrompu, ce qui provoque une sorte de malaise parce que je me dis que je ne fais pas ce que j’ai à faire et que je supporte mal cela.

Préliminaires pourtant nécessaires et même, je crois, bénéfiques. L’accordéon que je retrouverai sonnera comme au premier jour et la musique un temps retenue jaillira mieux qu’avant. Pendant que je m’astreins à toutes ces corvées que je ne peux m’empêcher de considérer comme des obstacles, le texte à mon insu s’organise, trouve sa cohérence et surtout sa nécessité (si je continue à y penser c’est bien qu’il correspond à une nécessité, et s’il m’est nécessaire il sera tôt ou tard, sauf accident, écrit et sans doute publié.

« Commence par les préliminaires » proclamait cette maxime du « lojong » que je récitais autrefois ! Sois patient comme l’orage et, le moment venu, tonne, gronde et ruisselle comme il convient, comme il est bon de la faire tant qu’on peut…

*

(Ma pudeur, qui est grande, m’a naturellement dissuadé d’aborder la dimension érotique de cette question des « préliminaires », glissée comme une fausse piste supposée aguichante dans le titre. Je me dis cependant après coup que cette association n’est pas si évidente que cela, et que je ne l’ai peut-être faite moi-même que parce que je fréquente ordinairement un public adolescent nettement plus obsédé par ces questions que je ne le suis, et à qui la possibilité d’un double-sens ayant rapport – rapport – à la sexualité échappe rarement (ce avec quoi je manque moi-même rarement de jouer)… C’est toutefois un contre-exemple : les « préliminaires » dont il est ici question sont pour la plupart ingrats, presque insupportables (ceux des pratiques bouddhiques auxquelles j’ai fait référence, en l’occurrence d’interminables récitations et prosternations, sont même le comble de la répétition fastidieuse), et en tout cas bien ternes à côté de l’éclat de la réalisation qu’ils préparent : le moment où enfin on écrit, où l’on joue, où l’orage éclate, etc. – alors qu’il me semble évident que les préliminaires du jeu érotique sont incomparablement plus riches et plus intéressants que la petite et assez misérable mort qui leur sert en général de conclusion…)

24 juillet 2015

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