Vigie, juillet 2015

HARMONIE FINALE

 

 

Ce très long vers allant vers la rime idéale

ce long soupir d’amour exhalé vers demain

ce bel accord mineur dans l’harmonie finale

c’est nous, cette bande saluant de la main !

Jacques Bertin, Comme un pays

Premier matin dans le bureau dégagé où je m’éveille : on a descendu le grand canapé qui l’encombrait, déplacé quelques meubles pour accueillir ceux que mon père ne pourrait pas garder ainsi que les disques, les souvenirs que je n’ai pas pu jeter (la maison du présent est plus riche des maisons du passé) ; on a refait la chambre de Clément, qui a désormais un lit et un bureau de grand, et son clavier à portée de mains ; on a mis de l’ordre aux quatre niveaux de la demeure, et jusque dans le jardin où les travaux sont finis. On dit, on répète que tout est mieux qu’avant, que la maison est plus belle, plus harmonieuse ainsi – le séjour surtout, depuis qu’on a jeté les fauteuils aux grands motifs défraîchis pour les remplacer par d’autres pas plus récents mais plus légers, le séjour maintenant meublé par deux bibliothèques en sapin et orné par le grand tableau noir que j’avais fait avec Laurence il y a une vingtaine d’années, a gagné une unité qu’il n’avait jamais eue.

Ma mère, qui aimait tant aménager les intérieurs, aurait été contente de voir cela (rêvé cette nuit que je lui offrais une clarinette, car elle avait bizarrement décidé d’apprendre à en jouer…).

Petit matin dans la maison dont on sent jusqu’ici, et même sans se lever, le renouveau. Je rouvre la fenêtre, et résonne aussitôt le concerto bien accordé des clarines que souligne la basse continue du Gelon et que rythment les trilles des mésanges, le rire d’un pic, la trompe tibétaine d’un âne et les cris éraillées des pies posées sur le poirier – la plus jeune a grandi mais se tient encore comme un oisillon, ado dégingandé affalé sur la table dans l’attente de l’assiette…

La dissonance d’une plainte me fait me précipiter pour venir en aide à la souris attrapée par la chatte Dana, qui gronde sous le bureau en serrant sa proie ; je n’ai pas le courage de la faire lâcher prise, et de me lancer ensuite dans une poursuite susceptible de durer toute une heure… Je jette dans le jardin la chatte et sa victime, puis bloque la chatière. Ce matin je ne veux pas de plaintes, pas de cris, pas de crimes : qu’on aille tuer dehors et qu’on me laisse bourgeoisement profiter de la paix matinale.

Petit matin calme, donc, bien rassurant, bien trompeur : les nuages font sur tout le paysage un voile protecteur, et la Chartreuse au loin en brille davantage. Il fait doux. Tout est doux. Le temps est doux, les enfants grandissent bien. Plus de nounou pour eux à la rentrée : Odile, au retour de vacances heureuses sur la côte tunisienne, est passée hier avec Lucie − Odile qui a gardé Léo, puis Clément, pendant plus de sept ans (le petit chalet du Pontet était leur deuxième maison, et Thierry presque un deuxième père pour Clément)…

Temps doux, temps offert, temps à saisir, à ne pas laisser fuir sans rien faire, sans rien tenter sous peine de panique, de gâchis tout au moins.

Je dresse la liste des « choses à faire » (j’aime ces listes) :

– terminer la lecture de la Théorie de la musique de Jacques Castérède, et le catalogue de l’exposition Bonnard ramené de Paris ;

– faire faire son accordéon à Léo, puis reprendre au Crucianelli notre duo, « La Liste de Schindler » et « Kazachov » pour pouvoir éventuellement les jouer à la fête du Villard le 1er août ;

– écrire à A. et V., à J.L., à L., à A. et S., et souscrire au disque d’Yvan avant qu’il ne soit trop tard ;

– écrire, mettre au propre les textes suivants : « Dans l’ornière » (L’entretemps), Dominique A à Grenoble et Paris (Souvenirs de scènes), les textes des séjours en Ardèche, à Barcelone, à Paris, à Douvaine, en Dordogne (À l’abade), puis ceux de la Vigie en août (on y est presque). Je pourrai alors sereinement profiter du départ de Nathalie et des enfants pour me lancer dans l’écriture du petit livre montagnard que j’ai en tête – et reprendre peut-être mes Souvenirs de scènes, voire Derrière les lignes et Le Livre de Madère

La pie à la fenêtre se moque bien, qui n’a qu’à jacasser pour emplir tout ce temps, tout cet espace à elle pareillement offerts mais qu’elle habite avec plus de légèreté : à elle les séjours brefs sur la cime du poirier et la réalité des envols, à moi la lourdeur de la maison de pierre et la recherche probablement illusoire et en tout cas toujours différée de l’harmonie finale.

28 juillet 2015

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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