Vigie, juillet 2015

LE VAMPIRE DU VILLARD

(notes de ma cave)

Par la petite fenêtre de la cave le jour violent pénètre à peine. Je m’installe face au mur et bien vite je ne sais plus ni l’heure, ni le temps (qui est très chaud, dehors, parait-il – mais ici je tremble presque). Cette cave autrefois servait d’étable (il y avait encore la mangeoire en bois, là-bas au fond, lorsque nous avons acheté la maison en février 2008, et de grandes poutres pourries entassées sur la terre battue). J’ai en projet de l’aménager complètement pour en faire une sorte de salon de musique pour accordéoniste insomniaque…

Pour l’heure je reviens sept ans en arrière, à l’époque où juillet était encore indissociable des départs à Montluçon chez mes grands-parents italiens. Peut-être un jour rassemblerai-je toutes les bribes qui me restent de ces moments banals, précieux, disparus ; je me contente aujourd’hui d’en inclure les traces dans cette rubrique de « La Vigie du Villard », non seulement par facilité mais parce que le passé semble tellement présent entre mes vieux murs, et que ce n’est même peut-être qu’ici, en mon hameau savoyard et en cette cave pareille à l’intérieur d’un crâne humain, que subsiste encore un écho de ce que je nommais « Montluçon »…

6 juillet 2015

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Un vent chaud s’est levé au dehors, qui traverse la maison et qui donne la fièvre. Réfugié à la cave je tiens compagnie aux faucheux, au bayan et au chat Musique qui me rejoint bientôt. Je continue à fouiller les décombres des étés passés : quand j’aurai terminé il fera nuit, ou ce sera l’hiver… Dans ces pages je parle des gens plus que des oiseaux et des arbres. J’évoque des histoires aujourd’hui effacées, et que je regrette de ne pas avoir enregistrées lorsque c’était possible (il ne faudrait pas laisser se perdre ainsi les traces de nos vieux, les traces de nos vies). Et puis, obsessionnellement peut-être, je fais le point, je cherche à m’orienter, comme si nous avions autre chose à faire dans nos vies que de tourner en rond ou de se laisser porter par la marche des choses…

7 juillet 2015

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Écrire depuis la cave établit un filtre supplémentaire avec le monde extérieur. On se tient à l’écart de l’été comme un oiseau nocturne ou un moine dans sa cellule. À l’abri, dans le repli, on s’enfonce, on se tasse, on se renferme (on va d’ailleurs finir par sentir le renfermé j’en ai peur). Du dehors on ne voit plus grand-chose : un coin de ciel bleu pâle sans nuages, le toit ensoleillé du hangar des voisins (une pie, une corneille, un rougequeue pourraient encore venir y sautiller) et les feuilles des lilas qui bougent et attestent de ce que le vent continue à souffler, de ce que le monde continue à tourner. On n’entend aucun son, aucun chant, aucun appel, mais le gargouillis organique de la maison : l’eau qui passe dans les tuyaux, des coups sourds parfois, des frottements, des grattements de griffes sur la dalle du dessus…

D’ici je sens pourtant encore battre le pouls du temps. Je projette sur le mur, sur le ciel barré de noir, sur l’écran, mes images, mes mirages, mes hommages, mes orages d’anciens étés. Puis soudain je reprends le bayan et creuse à l’intérieur de la cave, une autre cave sonore, une crypte encore plus souterraine, au dedans, en dessous – et ça vibre, ça résonne, ça vit encore…

9 juillet 2015

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La bourrasque rouvrait le livre oublié sur le chambranle.  C’était juillet, juillet 2012. L’aventure recommençait. Où j’allais, je n’en savais trop rien. Je venais de terminer l’écriture de L’éloignement et, momentanément délivré d’une sorte de caillot qui empêchait l’écriture et la vie de circuler, libéré un temps du souci de me raconter ainsi que du poids d’un bon sac de souvenirs, j’écrivais sans projet, pour voir, comme on flâne, comme on patine, comme on regarde à la fenêtre en se levant. J’écrivais, je dégringolais paisiblement le long du terrain plat de la page, tantôt m’éloignant, tantôt me rapprochant du centre… J’écrivais sans effort, sans objet, et par moments presque sans sujet.

Je suivais le mouvement assez incertain des hautes herbes ballottées par la bourrasque.

Je m’étais tout de même fixé quelques règles. Écrire tous les jours, de préférence en vers libres, sans recherche formelle particulière mais en visant une sorte d’anonymat qui me semblait (et me semble toujours) être le propre de l’écriture poétique. L’intensité avec laquelle je vivais ces jours heureux me semblait suffisante pour transformer en poésie la prose ordinaire des jours.

Naturellement je me trompais. Je croyais, j’ai cru « vivre en poésie ». J’ai cru être arrivé dans une de ces sphères supérieures de la conscience à laquelle peut prétendre un esprit dégagé. C’était une illusion. Je scrutais, je griffonnais néanmoins avec une ferveur immense, pensant – changeons de métaphore – instantanément transmuter en or le plomb des orages et le fer des menaces.

Il y a un point toutefois sur lequel je ne me trompais pas : cet été-là, cet été réellement vécu, cet été paisible passé en famille ici ou là, à la maison ou à l’abade, c’était de l’or. Peut-être en effet n’y avait-il pas lieu de faire beaucoup d’efforts sur la langue et le rythme, mais simplement de prendre en notes, très simplement, comme je le faisais…

Choses vues, choses entendues, choses vraiment vécues, très simples, très précieuses, et fragiles…

Ces vers, force m’a été de reconnaître après coup qu’ils étaient bien inégaux, mal dégrossis, artificiellement arrachés à la prose à laquelle je me suis ensuite convaincu qu’il fallait pour la plupart qu’ils retournent (les textes qui suivent, extraits du carnet tenu en ce mois de juillet, ont par la suite été utilisés pour composer un ouvrage inédit et, à ce jour, inabouti, intitulé Derrière les lignes : la première partie en est située en Savoie, la deuxième en Dordogne et la troisième dans le Jura).

Sans doute je m’étais laissé aveugler par l’éclat de ce si bel été. Sans doute aussi avais-je été trop pressé. Dans Le sens de la marche Jacques Réda note ceci, qui doit correspondre à une expérience généralisable à la plupart des écrivains pour lesquels l’écriture passe par une observation attentive et même une lecture du monde extérieur :

« Il me faut en général beaucoup de temps (quelquefois des années) pour atteindre et comprendre le sens véritable de ce que j’ai observé. Comme si rien ne parvenait à sa plus juste intelligence, à sa pleine capacité d’émotion, qu’à travers des épaisseurs mentales qui font obstacle mais, en même temps, opèrent lentement comme des filtres. »

Mais je brûlais d’atteindre à ce rêve que j’avais, je crois, effleuré quelquefois : faire que la vie et l’écrit coïncident vraiment. (J’avais en tête ces quelques exemples à mon avis indépassables, dont je parle tout le temps et qui auraient dû me paralyser tout à fait : ainsi du livre de Jean-Pierre Abraham Ici présent, ou de tous les volumes des « notes de carnets » de Philippe Jaccottet réunis sous le titre de La Semaison.)

Il peut y avoir bien des raisons à cette sorte de rêve. Ce peut être lié à une certaine forme d’égoïsme ou de paresse de l’écrivain qui, refusant l’effacement mallarméen ou la claustration proustienne, écrit pour lui-même bien plus que pour un hypothétique et lointain lecteur. Ce peut être aussi le signe d’un réel accomplissement spirituel et artistique. Être capable d’écrire au rythme même de la vie ! Ainsi sans doute de Bashô. Mais c’est le plus souvent lié aux circonstances de la vie, plus exactement à ses limites, qui imposent d’écrire dans l’urgence, de jeter là ce qu’on peut parce qu’on n’a plus le temps, plus le choix, parce qu’on ne peut plus se permettre d’accumuler des images et des notes pendant dix ans avant d’écrire pour de bon…

Voici la suite du passage de Jacques Réda cité plus haut :

« Pour n’avoir pas respecté ce principe de décantation, je n’ai à offrir, en somme, qu’une simple suite de croquis. L’image profonde m’échappe encore. Un lecteur indulgent et perspicace la distinguera peut-être mieux que moi dans ces lambeaux. Certainement elle y flotte, et une arrière-pensée un peu mélancolique m’incite à la livrer : il se peut en effet que la durée de la décantation excède celle qui me reste à parcourir. »

Parfois je me sentais très vieux, très malade, comme si c’était moi que le cancer rongeait, comme si j’avais été certain de vivre mon tout dernier été.

Parfois je m’étonnais d’avoir sans doute devant moi plusieurs étés à vivre, et peut-être même autant que j’en avais déjà vécus – mais ce serait sans elles, sans ma grand-mère et sans ma mère, que je savais condamnées.

Je regardais dedans, dehors, et restais interdit devant cette grande douceur qu’il y avait à être encore sur ce versant-là de notre vie, ensemble vivants, et le monde entier semblait baigner alors dans une sorte d’harmonie fugace.

Je faisais provision d’images, j’en bourrais mon sac et les carnets comme un marcheur incertain de trouver une source sur tel sentier de montagne précautionneusement bourre son sac de bouteilles d’eau.

J’ai continué, je continue ainsi, insatisfait de le faire, plus insatisfait encore de ne pas pouvoir le faire davantage. Même enfermé dans cette cave à minuit, vampire plus que vigie, je suis encore et toujours les mouvements des hautes herbes ballottées par les bourrasques

 

12 juillet 2015

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