Vigie, juillet 2015

 

 

LA NUIT NOUS PORTE AVEC BONTÉ

 

Minuit : la lumière blanche du réverbère comme une pleine lune perpétuelle éclaire les va-et-vient des chauves-souris. Deux nuits presque aussi blanches que la lumière en question, à cause d’une part d’une infection virale de l’ordinateur sur lequel je pianote ces notes, et ce soir d’un problème de fuite dans des travaux de plomberie pour lesquels j’assiste mon père.

Je devrais en toute logique être exaspéré de tant de temps perdu, de cette journée aussi passée sans écrire ni même jouer de l’accordéon. Curieusement, il n’en est rien. La fatigue parfois rabote les angles. Le fait de rester longuement concentré sur une tache, aussi absurde soit-elle, brouille les repères et fait doucement sortir de soi.

Ce soir il n’y a pas d’eau (la fuite n’a pas pu être réparée, et il faudra refaire demain ce qui a été fait aujourd’hui). Les enfants sont restés plus longtemps à jouer au jardin. On sent qu’on est un petit peu hors du temps, dans cette période paradoxale des travaux. On sent qu’on construit quelque chose, et ce sentiment-là est, je crois, le seul qui permet d’alléger la pesanteur destructrice du temps – contre cette force qui fait les fuites et les cancers informatiques, la ténacité finit au moins par payer : l’ordinateur fonctionne à nouveau, et les travaux de plomberie seront finis demain.

Il y a un an on pleurait calmement. Avant-hier mon père a vendu la maison des Vellats, et trouvé hier l’appartement dont il rêvait et dont je ne pensais pas qu’il puisse exister. René Char dit cela d’une façon à mon goût un peu trop ampoulée : « À chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir ». Bien. Ramené au terre-à-terre de nos vies ordinaires, cela veut dire qu’on continue à faire les travaux dans la maison, comme autrefois, et donc à gagner de la place, une pièce supplémentaire au sous-sol qui permettra de faire de la musique nuit et jour et d’accueillir plus confortablement les invités ; cela veut dire qu’on déménage encore, qu’on vit encore, qu’on s’enthousiasme encore pour des broutilles, pour de belles choses, pour des rencontres.

11 juillet 2015, la nuit nous porte avec bonté. Je retourne à la cave, m’empare du bayan, et joue jusqu’à en être tout à fait étourdi « La liste de Schindler », ô la belle et mélodie triste, triste et apaisée…

11 juillet 2015

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