Vigie, juin 2019

 

 

 

Initiation 5 / Le poids de l’été

 

 

Initiation5

 

 

C’est l’été aussi chez les abeilles, à qui la canicule semble plutôt réussir : en une semaine, les ruches ont rempli plus d’une hausse de miel, et l’on entend quand on s’approche des ruches un grondement de chat heureux. Il n’y aura pas eu de miel de printemps cette année, la décevante floraison des acacias semble déjà loin derrière nous, mais les collines de l’avant-pays sont toutes parsemées des larges taches claires et floues des châtaigniers en fleurs.

 

Nous voici donc à la période de grande frénésie, à laquelle succéderont bientôt la transhumance pour la lavande et la première récolte. Il y a quelques jours, l’une des meilleures reines d’Éric a essaimé sans crier gare, sans doute parce qu’elle avait été un peu trop bridée dans son désir d’expansion : si j’ai bien compris (car, dans la flot de la conversation, la première avec mon apiculteur depuis quelque temps, j’ai négligé de prendre des notes), Éric n’avait laissé que six cadres à cette reine si prometteuse afin de la préserver et de la renforcer, ce qui n’était a priori pas une très bonne idée puisque la dite reine a fini par plier bagage avec la moitié des ouvrières (en cas d’essaimage chaque caste, nettoyeuses, nourrices, gardiennes, butineuses, éclaireuses, se scinde en deux moitiés). Comme la reine avait encore une aile clipée, l’apiculteur l’a retrouvée non loin de la ruche, dans l’herbe, il l’a attrapée, mise en cage et ramenée à sa ruche où l’essaim, heureusement, l’a suivie.

 

Grande frénésie de la grande canicule de juin 2019, donc, mais on décide de retarder le moment d’aller aux ruches pour se mettre au frais, en l’occurrence au bord d’un ruisseau, dans une sorte de trou d’eau et de verdure qui me rappelle aussitôt les cascades Fourgassié, en Guyane, que je parcourais naguère avec Éliton. Sous la voûte verte zébrée de demoiselles bleu morpho, on se laisse exquisément aller à la paresse, puis on part en exploration aquatique, remontant le ruisseau. Parfum fort de putréfaction, de citron et de fleurs inconnues. La tong s’enfonce dans la vase, les troncs parfois barrent le passage, et c’est assez pour donner une impression d’aventure à l’escapade. Les traces laissées par un troupeau de gros animaux nous font jaser – sans doute des vaches égarées. Pas à pas on avance en pays sauvage, en pays étonnant, en pays inconnu, et la lumière du soleil qui fuse à travers le berceau des arbres fait merveille sur les pierres du ruisseau et les jeunes fougères. On arpente ce sentier aquatique dans un sens, puis dans l’autre, avec le grand plaisir de la fraîcheur et de la nouveauté, puis on s’échappe par un pré en partie couvert de ronces en fleurs que butinent les abeilles…

 

*

 

Pour ce cinquième épisode de mon « initiation », je découvre un rucher situé non loin de la maison de l’apiculteur et que l’on rejoint en empruntant un sentier forestier assez étroit. Pour la première fois je monte dans le nouveau camion Mitsubishi, une drôle de bête mécanique haute sur roue, idéalement aménagée pour le transport des ruches, et qui permet d’accéder aisément aux sites les plus boueux… Ce rucher est, paraît-il, le moins satisfaisant de tous cette année. Le site semble pourtant plaisant, avec vue plongeante sur les châtaigniers en fleurs et des vallons qu’on devine riches en ronces – il y a aussi, un peu plus haut, quelques tilleuls encore en fleurs.

 

Les abeilles sont nerveuses et agressives, même si elles ont le bon goût d’épargner le scribouilleur (occupé à se débattre avec la double fermeture éclair de sa combinaison de cosmonaute) en réservant au professionnel le privilège de leurs dards.

 

On trouve ici des ruches où il y avait beaucoup de varroa, et où il a donc fallu faire un changement de reine précoce, au tout début de la miellée : cela perturbe sur le moment, mais la ruche se rattrape ensuite car elle a moins de couvain à nourrir. On regarde si les nouvelles reines sont nées (opération délicate, car il faut éviter de perturber davantage des ruches déjà bien éprouvées) : sur la première ruche, la cellule est bien ouverte ; sur la suivante la cellule est fermée mais les abeilles ont bien préparé le terrain en dégageant la cire tout autour, et la naissance est sans doute imminente. Il y a deux jours l’apiculteur est venu casser les cellules de remérage préparées par les abeilles, ce qui demande là encore beaucoup de travail ; que les abeilles choisissent leur propre reine n’est pas en soi un problème, mais il est plus gratifiant qu’elles élèvent celle que l’apiculteur a lui-même sélectionnée. Il prend plus de risques, car tout repose sur une cellule, mais cela permet à terme une amélioration génétique.

 

On trouve aussi ici des ruches qui comportent des « cadres à mâles », dont l’élevage doit permettre un approvisionnement suffisant en mâles en fin de saison, alors que ceux-ci viennent naturellement à manquer, et assurer des fécondations réussies en août. L’apiculteur laisse un espace vide que les abeilles bâtissent en principe en mâles, car les cellules mâles sont plus grandes, et donc plus rapides à construire, et que les abeilles ont horreur du vide. La première ruche inspectée ne correspond pourtant pas du tout aux attentes, puisque les abeilles n’ont presque fait que des femelles ! (Cela marche très bien au printemps, commente Éric…) Les suivantes sont plus satisfaisantes.

 

Ce jour, Éric retire les cadres à mâles des ruches qui doivent partir pour la transhumance de la lavande dans deux semaines, avant de s’aviser que les ruches en question, dédiées à un de ces nombreux protocoles d’expérimentation collective qui me restent, comme presque tout dans ce domaine, bien mystérieux (et dans lesquels l’apiculteur lui-même, manifestement, finit par se perdre !), ne peuvent pas partir.

 

Alentour oiseaux et criquets chantent et stridulent à tue-tête. On rajoute ici ou là une hausse, un étage supplémentaire à la ruche avec des cadres vides que les abeilles vont maintenant remplir de miel – une grille empêche la reine de venir pondre dans ce qui doit servir de réserve. Je soulève une hausse qui contient, me dit Éric, « un petit peu de miel » (elle commence seulement à se remplir) et dont la lourdeur m’étonne.

 

Je repose avec précaution sur la ruche tout le poids, toutes les richesses, tous les espoirs de l’été.

 

 

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