Vigie, juin 2019

 

 

 

Concert 1

 

 

Concert1

 

 

Il est assez rare, au fond, que l’on parvienne à se tenir à la hauteur de sa vie, à la hauteur des choses, non seulement au bon endroit, au bon moment, mais dans l’état d’esprit adéquat. C’est peut-être à cause de l’encombrante conscience qui pose toujours son écran entre soi et le monde, à cause de cette vieille division entre sujet et objet, à cause de tous ces obstacles internes liés à la peur du temps. Parfois, à l’improviste, dans l’amour, la promenade ou la musique, on s’abandonne plus ou moins ; parfois aussi c’est un fiasco : on n’a pas su, pas pu faire ce qu’il fallait, pas pu être celui que l’on aurait dû être, et l’on ressent alors une grande tristesse.

 

« Compagnons des mauvais jours, je vous souhaite une bonne nuit et je m’en vais… » : le concert n’a pas été réussi. Il y a, dans la vie du musicien amateur, des moments de ratage parfois cocasses, mais celui-ci était au-delà du ratage, et pas tellement cocasse même si on peut tenter d’en sourire après coup. Dans la cohue d’une mise en place compliquée le déclencheur de l’accordéon s’est enfoncé, et je n’ai pu jouer une traitre note de la « Marche persane » ; puis dans l’invraisemblable confusion de ce qui a suivi – car, de fait, personne dans l’orchestre n’entendait quoi que ce soit, faute de sonorisation adéquate, et l’ « ensemble » s’était scindé en plusieurs ensembles qui offraient chacun une version inédite du morceau commun…– je n’ai pu jouer mes parties de saxophone ; en avance ou en retard (mais par rapport à quoi ?), la honte et la sueur au front, perdu et paniqué dans un brouillard de notes, j’aurais préféré disparaître plutôt que de rester ainsi exposé sous les projecteurs et les regards du public compatissant.

 

Tout cela, bien sûr, n’a pas si grande importance, mais marque néanmoins un de ces moments où l’on se détache de ce que l’on aimait, où le décor en quoi on croyait s’effondre.

Du spectacle on ne voit plus que les ficelles, qui cassent, et l’on quitte sa place, et l’on regarde de loin le public et l’artiste en sachant que rien ne sera plus comme avant puisqu’on n’y croit plus.

Le maître continue à délivrer l’enseignement que l’on recevait il n’y a pas si longtemps en tremblant ; mais on trouve fade et creux le discours, on n’y croit plus, c’est terminé, le moment est venu de passer à autre chose.

 

De retour du concert je mets mon beau Bayan en vente sur le Bon Coin dans la rubrique des animaux perdus.

Le matin venu, je rejoue pourtant une fois de plus, avec une intensité renouvelée par la perspective de la fin, l’adagietto de Mahler et les quelques morceaux que j’ai réussi à apprendre ces dernières années. Je me souviens avoir éprouvé cette même grande tristesse lorsque j’ai abandonné mon violon vers l’âge de quatorze ans, m’écriant : « Dieu que je suis déçu, que je suis décevant », que la musique peut être décevante !

 

Puis le temps passe, le brouillard se dissipe, reviennent les répétitions, les cours, la raison, la foi, l’envie, le sens, et l’on repart vaille que vaille sur le chemin ingrat de la musique.

 

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