Vigie, juin 2019

 

 

 

Déceptions & dégagements

 

 

Déceptions

 

 

La déception est d’abord un réajustement de la réalité par rapport au rêve. Porté par la voix du chanteur et la magie de la scène autant que par le désir de vivre un moment exceptionnel, on se laisse aller au spectacle, ce qui nécessite d’ailleurs une participation active de l’esprit et non un simple relâchement passif. Soudain, parce que le chanteur lui-même n’y est pas, n’a pas envie d’y être, perçoit la répétition du concert comme une supercherie et volontairement en brise la fragile construction, on voit les ficelles, les cintres, le bazar des coulisses, l’ordinaire qui cerne tout cet extraordinaire de pacotille. On s’éloigne, on étouffe, on voudrait quitter la salle, on se précipite vers une sortie de secours dont un vigile nous interdit l’accès, on ne revient qu’à regret : on ne croit pas, on ne croit plus, on est déçu, on ne nous y reprendra plus.

 

On se trompe pourtant, car l’ordinaire et l’extraordinaire, ici comme partout, font bon ménage, et parce que ce qui fait d’abord obstacle, ce n’est pas que le chanteur ait cessé de chanter, repris par le doute ou perturbé par les trous de mémoire, mais qu’on projetait sur ce moment un idéal trop figé. 

Ce qui permet de se sortir de ce petit enfermement-là, c’est la fidélité, l’engagement pris des années auparavant, lors des premiers éblouissements, lorsqu’on s’était dit que celui-là, on le suivrait quoiqu’il arrive, que quoi qu’il arrive on serait « toujours avec lui ». L’engagement nous dégage de la pesanteur des déceptions passagères.

 

Bien sûr, parfois, cela se brise définitivement. Les ruptures sont possibles, parait-il, et la falaise effondrée du Granier n’est pas prête de se remettre en place ; mais il y a certaines situations qui rendent la dite rupture impensable.

Comme il déçoit quelquefois, cet enfant doué et fainéant, comme on lui en veut pour sa paresse ou ses mensonges… Même tout à fait découragé, on ne peut pourtant pas arrêter d’être père, arrêter maintenant la musique, anticiper sur le silence de la maison (qui viendra bien assez tôt, va, et après tu regretteras – tu regrettes déjà…). L’engagement nous dégage du bourbier du découragement.

Parfois encore le regret du passé, la peur du futur et certains rêves qui me donnent l’impression d’une contradiction insoutenable entre le jour et la nuit, me donnent envie de biffer d’un trait tout ce qui tient encore, tout ce à quoi je tiens encore et qui me tient encore : ne plus rien dire, arrêter la musique, ne plus tenter de transmettre quoi que ce soit à des élèves nonchalants qui mâchonnent ce que je voudrais leur voir dévorer, ne plus rien tenter puisque, de toute évidence, tout est vain et tout finit mal ; il faut alors se rappeler l’engagement le plus fort, l’engagement à la vie, et, patiemment, se dégager…

 

Ce contenu a été publié dans 2019. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.