Vigie, février 2022

 

 

 

Le promeneur du Villard

 

 

 Vigie0222 05

 

 

La pluie de la nuit a amolli la neige et lavé la lumière, dont un éclat brille un instant dans l’œil écarquillé de ce rapace que je prends d’abord pour un faucon, mais dont la taille et le vol évoquent plutôt l’autour des palombes. Il survole en silence le pré jaune tout détrempé et la gouille en partie dégelée dans laquelle se baigne à nouveau le couple de colverts qui, eux, cancanent en sourdine sans s’inquiéter de l’éventualité de la menace. De temps à autre, le mâle donne un coup de bec dans son propre reflet, dont le vert éclatant fascine autant que le bleu du martin pêcheur, du rollier ou du morpho papillonnant dans l’obscurité de la forêt amazonienne… L’autour s’éloigne, Rimski se rapproche en silence des canards. Aucun affolement d’un côté ni de l’autre, et la scène à elle seule résume le calme de ce tout début de printemps.

Au soleil du sentier les primevères ont refleuri et me rappellent, cette fois, le printemps de mes douze ans, à cause des fleurs que je montrais du doigt à la fillette dont j’étais amoureux sur un sentier semblable à celui-ci et qui n’est, je le sais, pas loin d’ici.

Repassant devant la maison inhabitée de ce hameau où Élodie rêve de s’installer, je regarde avec indiscrétion à l’intérieur de la boîte aux lettres où a été glissé, je le découvre avec surprise, le journal communal, sur lequel je lis mon nom. Le petit texte que l’on m’a demandé d’écrire à propos de l’hiver a donc paru.

Je suis toujours un peu inquiet à l’idée d’être lu par mes voisins de Vallée, connus ou inconnus, et ce pour au moins deux raisons. La première, parce que j’ai peur de divulguer mes coins à champignons, bien sûr, même si je suis un ramasseur modeste (cette inquiétude ne vaut qu’à l’automne et au printemps). La deuxième, parce que j’ai toujours le sentiment de n’avoir aucune légitimité pour parler de ce lieu où je n’habite que depuis quatorze ans et où je serai toujours, comme partout, un étranger. J’ai peur en outre de dire quelque chose d’inexact ou qui fâcherait quelqu’un sans que je l’aie voulu, et jai peur que ces lignes que je ne peux m’empêcher d’écrire et de rendre publiques (estimant qu’après tout c’est bel et bien là mon travail, ma tâche, peut-être ma mission), soient vues comme une façon de m’approprier le territoire, de m’imposer, de me mettre en avant alors que le retrait m’est plus naturel. Ce sont là des scrupules ridicules que j’écarte en me disant que ne me liront que ceux qui en ont envie et à qui mon bavardage apportera peut-être un petit quelque chose – dans  l’idéal : le rappel du caractère exceptionnel de cette Vallée que nous avons la chance d’habiter. Et puis, le texte parait a priori sans mention de mon nom, qui figure simplement dans la liste des collaborateurs et semble ainsi le témoignage anonyme d’un promeneur du Villard parmi d’autres, ce qui me va très bien.

Rimski, entre temps, manque me faire tomber à cause des chevreuils, et cherche à m’entraîner vers les hauteurs ensoleillées où je ne veux pas aller. Comme la débâcle est lente, cette année ! Le Gelon semble s’impatienter tout autant que le chien quand on traverse le petit pont et que Rimski se met à aboyer en direction, dirait-on, du soleil — je suppose qu’il y a encore des chevreuils qui sont passés entre les branches et que je n’ai pas vus, à moins que Rimski n’ait aperçu, perché au niveau des arbres, l’ouvrier d’Enedis en train de réparer les fils électriques depuis la nacelle de la camionnette que nous croiserons en remontant.

On franchit à quatre pattes, comme toujours, le grand épicéa tombé, puis voici cette sculpture de neige que je photographie souvent parce que sa fonte me sert de repère pour mesurer l’avancée du printemps : aujourd’hui on dirait un visage un peu ridé, aux traits presque effacés – le visage de l’hiver qui s’en va…

 

07/02

 

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