Vigie, février 2022

 

 

 

Lire un livre, lire le monde

 

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C’est encore un jour de grande clarté crue et de petite lassitude où, au retour du travail, je n’aspire qu’à une chose : m’allonger sur le canapé pour lire. Je prépare le thé, fais un brin de ménage parce que le soleil révèle cruellement toute la poussière accumulée sur les meubles, puis je m’installe, aussitôt rejoint par les chats qui sont, comme chacun sait, amis des écrivains et des amateurs de livres… Dans la nuit j’ai fini Le Fils de l’homme de Jean-Baptiste del Amo, dont l’écriture soignée et rigoureuse force l’admiration (après l’insipide Houellebecq, il est rassurant de voir qu’un roman à succès peut aussi faire preuve d’un effort d’écriture). L’histoire elle-même n’est que le long cauchemar d’un fait divers sordide, mais ce que je retiens pour ma part, c’est la précision sensible des descriptions de la montagne, qui incluent même, ce n’est pas si fréquent, des connaissances naturalistes peut être authentiques, peut-être simplement fabriquées ainsi que le faisait Zola pour préparer ses romans. La fatigue de la convalescence aidant, je poursuis ces lectures de pur plaisir en relisant cette fois Céline, histoire aussi de savourer pleinement la publication des inédits à venir : me voici aussitôt emporté par la phrase célinienne, dont rien ne peut me détacher…

« Rien ? Je compterais pour rien ? », jappe alors le chien blanc qui n’est pas sorti ce matin – condition sans laquelle il devient, lui, l’ennemi terrible du livre et de toute activité d’intérieur… Je tente de le mettre dehors sur la terrasse, de l’oublier et de me faire oublier de lui, je tente ce qui marchait plus ou moins déjà au temps où je gardais Léo en Guyane, comme le montrent ces images prises par Nathalie en février 2007, il y a très exactement quinze ans, à Rémire-Montjoly, en Guyane, où l’on me voit occupé à lire Paul Auster pendant que mon bébé ouvre la bouche en une clameur dont on imagine qu’elle va crescendo – illustration assez parlante, je trouve, de la capacité que peut avoir le livre à vous arracher au monde extérieur pour vous emporter dans son propre monde :

Lire Paul Auster

 Je m’abîme ainsi comme naguère dans le Livre en espérant que mon indifférence endorme le désir d’attention du bébé, qu’il s’endorme même, tout simplement. Bien sûr, c’est peine perdu…

 

*

 

Je suis dehors. Quelque part dans les bois un chevreuil pousse un aboiement rauque auquel répond Rimski. Hier soir ce sont les renards qui glapissaient près du jardin avec une telle violence qu’on aurait plutôt cru des feulements de jaguars. Il y a dans ces cris de bêtes toute la force du printemps qui pulse, comme elle pulse aussi dans le fracas du torrent et les palpitations de la terre libérée peu à peu de son carcan de glace.

La glace, cependant, on la retrouve dans toutes les parties froides de l’ubac, les fonds de ravins, si bien qu’à cette époque de l’année chaque balade fait alterner, suivant le trajet choisi, l’adieu à l’hiver suivi du salut au printemps ou le salut au printemps conclu par un retour de l’hiver. Par endroits la fonte a formé de véritables patinoires où il est périlleux de s’engager, et j’avance alors très lentement, concentré seulement sur la marche.

Arraché à mon livre, je voudrais trouver dans cette lecture des lignes du monde que j’ai été forcé de reprendre un plaisir et une richesse comparables, mais cette lecture-là est plus difficile, elle réclame plus d’attention et une véritable participation du lecteur. Si on promène sur le chemin un regard terre à terre on ne voit que cela : le danger de la glissade sur la glace ou la boue. Si l’on approfondit un peu, mais à peine, en tirant la couverture à soi-même, à ses propres préoccupations humaines, on voit encore et toujours la fuite du temps qui passe, et l’on cherche dans le va-et-vient des saisons une illusion qui pourrait nous détourner de la seule certitude qui vaille : celle d’un aller sans retour d’un néant à un autre. Si l’on s’oublie un peu plus, un peu mieux, émerge le plaisir esthétique des ombres et des lumières dansant dans la forêt au gré des troncs nus et de nos silhouettes de bi et de quadrupèdes en cette chorégraphie printanière qu’accompagnent les percussions des bottes et le fracas discontinu du torrent. C’est plaisant, mais ce n’est pas suffisant.

Je voudrais, moi, quelque chose de plus intense, je jalouse la folie qui s’éclaire dans les yeux de Rimski quand il voit le chevreuil autant que cette façon que j’avais, en Guyane, de m’abîmer dans la lecture d’un livre comme dans la contemplation des arbres immenses de la forêt guyanaise. Je me dis alors, bien à tort, qu’il faudrait aller voir ailleurs, voyager de nouveau en Amazonie, dans le désert, en Écosse, que sais-je, car me remontent en tête des images d’escapades plus ou moins lointaines qui sont toujours, puisqu’elles sont restées en mémoire, les moments saillants du voyage, et font oublier que la trame de celui-ci est tout autant mitée de moments neutres et de grandes plages sans exaltation ni rien de vraiment remarquable que la présente promenade…

Le petit plaisir banal de la balade d’aujourd’hui apparaîtra, je le sais bien, un jour ou l’autre, comme un bonheur inaccessible.

Je me le dis, je me le répète et, soudain, le sentier un peu flou du présent regagne en netteté, en contraste, en vérité, en force – juste à l’instant où l’on débouche sur la partie la plus froide du chemin, là où les grandes méduses de glace sont encore intactes, où les stalactites qui pendent des rochers dessinent encore des draperies de grottes, avec à main gauche la statue de l’hiver finissant sur son socle de rêve ; ainsi puis-je rentrer victorieux, avec le sentiment d’être parvenu, même au prix d’un effort et de façon fugace, à réconcilier la lecture du livre et la lecture du monde.

 

09/02

 

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