Vigie, février 2022

 

 

 

Mirages d’hiver

 

 

Vigie0222 06

 

 

Soudain le sol s’est couvert d’une pellicule grisâtre qui, de loin, semble une toile d’araignée visqueuse et, de près, évoque les glaireuses régurgitations d’un blaireau malade. Sous la botte cette neige liquide et sale ne crisse pas, mais clapote. Tout suinte, tout s’affaisse, les taupinières sont des bouses, le sentier un terrier effondré, ce n’est ni la beauté de l’hiver ni le renouveau du printemps mais une sorte d’entre-deux décourageant. Les deux canards glissent en hâte sur l’eau de la gouille percutée par les petits flocons mous et vont se réfugier sous les joncs, résignés, pas étonnés.

 

Il en faut peu pour que le familier redevienne inconnu. Vue de dos avec son anorak violet et la capuche fourrée qui lui masque entièrement le visage, Élodie semble une étrangère que j’ose à peine aborder, car j’ai réellement peur que ce ne soit pas elle qui marche devant moi – et c’est une sensation un peu dérangeante de se promener avec quelqu’un qui nous est proche mais qu’on ne reconnaît plus (ainsi, un soir dans le désert, comme je m’étais éloigné de notre tout petit campement et que j’avais un peu tourné en rond parmi les dunes, j’avais hésité à m’approcher lorsque j’avais de nouveau aperçu devant moi un feu et des silhouettes qui ne pouvaient être que celles de Nathalie et de nos guides – car même si nous y avions croisé une fois des Bédouins avec leurs bêtes, le désert était bel et bien désert – et je n’avais rejoint le foyer qu’en louvoyant avec inquiétude).

 

Petit vacarme de nouveau plaisant des gouttières sur le goudron. J’aime traverser les villages par temps de pluie parce qu’il y a toujours des chats en boule sur les rebords des fenêtres ou sous les toits des granges, comme ce joli roux qui nous considère avec méfiance – et que je regarde, moi, avec stupeur, parce qu’il a, ce chat, exactement la tête, l’allure et la couleur de l’Akita-inu (la seule race de chien qui, avec le Samoyède, me fascine vraiment), lui-même parfois appelé chien-chat, avec son museau renfrogné, ses petites oreilles, ses yeux bridés, et c’est à se demander vraiment ce que fait ce chien là-haut en équilibre et comment il a pu réussir une métamorphose si parfaite qu’on a failli s’y laisser prendre…

 

On fait le grand détour par les hauteurs de la Martinette, à cet endroit où je m’étais un jour tout à fait perdu (il avait suffi de quelques virages et d’une conversation qui avait détourné mon attention du chemin pour me déboussoler si fort que je ne savais absolument plus où je me trouvais – comme dans cette expérience du désert que j’évoquais dans l’antépénultième parenthèse du présent texte, ou comme autrefois lorsque, étudiant,  je me promenais beaucoup dans la ville de Lyon et qu’il m’arrivait, après avoir fait trop de détours, de ne plus reconnaître Bellecour). Par intermittence le silence enveloppe les voix qui s’éloignent, et l’on se retrouve seul. Un rocher noir strié comme une carapace semble un caïman mort échoué depuis cent ans. On passe sous l’ancien aqueduc, un gros tuyau rouillé couvert de mousses que certains troncs cassés semblent prolonger et dont les vestiges (peut-être aussi à cause des menaces de guerre en Ukraine dont on suit avec anxiété les nouvelles) me font penser aux forêts de la zone interdite de Tchernobyl. La neige cependant semble avoir laissé place à une terrible averse de pluie, à cause du vacarme redoublé du torrent. Le projecteur de la centrale lance à travers la forêt sombre et la neige livide le feu maigre de son phare. La sculpture de neige rabotée par l’averse figure cette fois un fantôme asphyxié qui tente de respirer ou qui hurle, comme ce spectre à la bouche démesurément ouverte qui, dans « Guernica », symbolise les sirènes du bombardement. Le soir et la pluie tombent. On avance en silence, le cou rentré comme les canards dans leur plumage.

 

Ainsi va février, avec ses retours de l’hiver, ses petites paniques, ses confusions transmémorielles, ses mirages…

 

 15/02

 

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