Vigie, février 2022

 

 

 

Rêves de printemps

 

Vigie0222 07

 

 

Le soleil de dix heures ne réchauffe pas encore la terre gelée. À l’orée du bois les ombres bleues glissent, et je résiste au chien infernal-hivernal qui veut comme toujours m’entraîner dans la partie la plus froide de la forêt. Ce matin j’ai envie de soleil, d’espace dégagé, de printemps.

Rimski, par jeu ou par dépit, brise la glace de la gouille en sautant de toutes ses forces. Je le laisse faire, car les grenouilles rousses ne sont pas encore arrivées et que l’exercice est à présent sans danger. Rien ne peut mieux dire en outre l’impatience du printemps que ces bonds de mon chien qui font craquer la glace. La gouille elle-même résume bien le moment, encore complètement gelée sur le pourtour mais presque libérée au milieu et dans les zones les plus ensoleillées. Si l’on ferme les yeux on entend les raclements des griffes sur la glace, puis des bruits d’eau, l’écho des voix des gens qui passent sur la route là-haut et partout alentour des trilles de mésanges, le cri monotone d’un pouillot véloce, le crô-crô d’une corneille, le chant d’un troglodyte.

« Creuse la terre, creuse l’instant ! », dis-je à Rimski qui n’attendait que ça. Pendant qu’il gratte le sol en ahanant, à la poursuite d’un mulot probablement terrorisé et que j’espère plus rapide que lui, je peux me reposer, m’adosser au tronc gris d’un hêtre, sentir enfin la chaleur qui caresse ma peau et fait monter du sol de bonnes odeurs de terre. Un papillon orangé volette au-dessus du sol sec : c’est mon premier papillon de l’année ! Dans deux jours ce sera, d’après la terminologie officielle, les vacances d’hiver ; le papillon et moi, nous savons bien que ce n’est plus vraiment hiver (même si on annonce déjà un nouvel épisode neigeux). Si l’on écarte les feuilles mortes on voit que l’herbe recommence à pousser, que les premiers éclats vert tendre sont déjà apparus.

On pénètre maintenant à l’intérieur du bois. La lumière qui passe à travers l’alignement des épicéas dévoile crûment l’amoncellement des branches fauchées par la neige. C’est un spectacle étrange : il n’y a presque plus de branches en haut des arbres, mais des gerbes jetées au sol comme pour une fête. Soudain s’envole l’autour de l’autre jour, qui va rejoindre, je le constate avec plaisir, sa compagne ou son compagnon sur un autre arbre. Plus loin les chevreuils ont laissé les olives brillantes de leurs crottes fraîches qu’on aurait envie de croquer (Rimski ne s’en prive pas).

Je m’installe un moment encore en lisière au pied du vieil arbre tordu, déraciné désormais, sous lequel j’avais construit autrefois un affût avec Léo. Trop d’arbres morts ici qui ne repartiront plus, avec leurs branches salement broyées et nos ombres qui tournent autour. Au loin le Grand Arc enneigé illumine le fond du paysage, Fuji indifférent à nos rêves printaniers. Sa beauté idéale, hivernale,  minérale, n’est pas très efficace pour réchauffer nos vies, me dis-je – le troglodyte y parvient mieux qui, à cet instant se pose devant moi, chantante incarnation des souvenirs d’enfance, du souvenir de mon enfant…

 

10/02

 

Ce contenu a été publié dans 2022. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.