Vigie, février 2022

 

 

 

« Avec le temps… »

 

 

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En ce dernier jour de congé, le temps du Covid va laisser place à celui des cours et des allers-retours. Je ne sais si c’est l’appréhension de la reprise qui est à l’origine du cauchemar qui m’a réveillé cette nuit vers quatre heures, et dans lequel je prenais soudain conscience du temps écoulé avec une brutalité stupéfiante. J’ai oublié tous les détails du rêve, mais pas cette sensation de recevoir dans le ventre des dates précises et aiguisées comme des coups de couteau. À bien y réfléchir, c’est probablement parce que j’avais écrit ce texte à propos de Thiéfaine dans lequel je ne cessais de faire des allers-retours entre le passé et le présent, et c’est aussi la perspective de retourner bientôt à Paris pour revoir Jean Guidoni aux Bouffes du Nord.

Rimski sait très bien ce qu’il faut faire pour me forcer à oublier tout à fait cet épisode, pour me forcer à m’oublier et pour le faire sortir : il vient gémir devant moi, me prend la main dans sa gueule avec délicatesse, et nous voici bientôt repartis sur la départementale verglacée – me voici délivré de cette obsession du temps.

Ou presque. Ce creux du Gelon qui forme un toboggan où les enfants autrefois en été venaient se baigner, aujourd’hui ne m’évoque rien d’autre que la glissade dans le grand entonnoir du temps. Le tunnel des branches pliées dont le franchissement était il n’y a pas si longtemps une aventure, aujourd’hui ne m’évoque que le fléchissement du temps. Rimski tire violemment sur la laisse et j’ai mal aux genoux — ce que m’évoque ce mal, je crois que le lecteur le devinera sans peine, et si je parle des abeilles mortes dont on trouve encore les cadavres dans la neige, de la mésange charbonnière toute raide que Rimski a déposé à mes pieds ou de la petite averse de neige qui, tombée d’un arbre, blanchit un peu plus mes cheveux !… Regardant mon beau samoyède qui gambade dans la neige, je repense à celui que nous avions caressé à Lyon il y a plus de vingt ans, et je me dis qu’il est mort depuis longtemps, celui-là. Dans ma boucle habituelle je songe à ce que le temps donne, à ce que le temps reprend. Je songe en passant devant la grande ruine écrasée aux morilles qui vont bientôt pousser, puis, franchissant à quatre pattes le sapin effondré, aux travaux qu’il faudra faire pour rendre à nouveau ce sentier praticable en avril.

Rimski cavale, comme pressé de terminer le tour. Moi je ne suis pas pressé, et pas pressé non plus de le voir assagi, car quand il tirera moins il sera vieux, mon chien, autant dire bientôt mort. (Considérer l’insupportable traction de la laisse sur mon bras comme une manifestation de la vitalité juvénile de mon chien n’est peut-être qu’une stratégie pour camoufler le désagrément de la chose et l’indéniable échec de mon éducation canine ; il est à noter cependant que je ne renonce pas totalement à l’apprentissage de la marche au pied, que je réitère à chaque descente un peu trop verglacée : Rimski, alors, me considère avec indulgence, comme si j’étais un enfant auquel on passerait un caprice, et fait mine de marcher plus sagement pendant quelques mètres, avant de recommencer à faire ce pourquoi il est fait : « Eh, si ça te déplaît, tu n’avais qu’à ne pas choisir d’avoir un chien de traîneau ! ­– De traîneau, dis-tu ? C’est un peu comme un tombeau, un traîneau… un tombeau qui m’entraîne vers le trou, rien après, rien avant !... »)

 

03/02

 

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