Vigie, février 2022

 

 

 

Passage de Réalité

 

 

Vigie0222 03

 

 

Toussotant, fatigué, et toujours positif au Coronavirus, je repars sans enthousiasme au travail, d’où l’on me renvoie aussitôt comme un collégien turbulent – et c’est peu dire que me voici déboussolé car je pensais vraiment reprendre.

Je reprends finalement le grand tour du toutou, marchant encore à petits pas derrière la queue en panache de Rimski. Celui-ci trouve sans doute que le Covid va bien à son maître : cela fait une semaine que je suis à sa disposition pour le gratter, pour le faire jouer et le sortir, quoiqu’un peu trop mollement à son goût je suppose. La maladie offre une bonne répétition de ce que sera l’affaiblissement de la vieillesse. On ira moins vite, on restera plus longtemps à l’intérieur, peut-être même savourera-t-on avec plus d’intensité les joies du printemps renaissant — traverser le grand champ presque entièrement dégagé est un régal.

Mon bon chien retrouve l’écharpe rouge que j’avais une nouvelle fois perdue hier, et l’attrape aussitôt pour jouer. Je tiens beaucoup à cette petite écharpe achetée autrefois à Karma-ling et que je trouve si pratique, ce pourquoi je la porte souvent et ce pourquoi je la perds tout aussi souvent, car aux retours, en remontant au soleil, chaque fois j’ai trop chaud, je la tiens à la main et la laisse tomber. Comme je perds chaque jour à peu près tous les objets usuels, clés de maison ou de voiture, téléphone (ce dernier laissé dans la salle de concert à Voiron l’autre jour avec la carte bleue à l’intérieur), les éventuelles pertes de mémoire associées également à la vieillesse ne devraient pas constituer un bouleversement notable.

Je suppose que c’est mon rapport au temps un tantinet complexe qui s’exprime à travers ces absences. Je fus un enfant très adulte, je suis un adulte enfantin, je serai prochainement un quinquado grisonnant et puis, sans doute, un jour, un vieillard sans âge : comment ne pas s’y perdre ? Écrire, en outre, fait voyager dans le temps et maintient, comme l’autisme, une sorte de distance avec le réel.

Mais reprenons le cours de notre promenade. Les premières fragrances printanières se glissent dans l’odeur un peu aigre du bois coupé. Les formes nettes, précises et contrastées des feuilles mortes prises dans la boue ou la glace se fixent dans ma tête, m’hypnotisent, me procurent ce vertige que je ressens souvent quand je marche en regardant le sol mais qui est probablement accentué par mon état fébrile. Je me rends compte que ce sont en fait tous les contrastes qui semblent renforcés, comme dans ces photographies en noir et blanc que je prenais naguère, et dont je poussais au maximum le contraste : les branches noires sur la neige blanche ; le chemin hivernal en fond de combe et les coteaux printaniers au soleil ; la cime des sapins sur le bleu pâle du ciel. Même le vacarme du Gelon me paraît amplifié. C’est à croire que je me promène dans un tableau en quatre dimensions avec toutes les sensations de la réalité inclues mais déraisonnablement exagérées. Je suis là, je crois que je suis là, je marche dans la neige molle accroché à mon chien mais en même temps, je ne serais pas tellement surpris d’entendre soudain résonner au-dessus des arbres la voix de ma mère qui m’appelle parce que c’est l’heure d’aller au lycée (plus tard on m’explique que cette expérience de déréalisation est commune à beaucoup de convalescents du Covid).

Ce n’est pas la voix de ma mère qui me ramène à la réalité, mais le passage de quatre ou cinq chevreuils, en file indienne à quelques mètres de nous à peine, qui plonge Rimski dans la frénésie habituelle et m’oblige à tenir à deux mains la laisse. Nous devions être plus discrets que d’habitude car ils ne nous avaient pas sentis venir et ont à peine pressé le pas quand Rimski a commencé à aboyer dans les aigus (plusieurs d’entre eux étaient tout jeunes, il faut dire). Si tu doutes de la réalité, mets un chevreuil devant le museau de ton Samoyède : c’est beaucoup plus efficace que de se pincer.

Mais la réalité, ce peut être aussi, au détour du chemin, cette flèche orange d’un tronc cassé éclairé par la lumière du soleil ; comme un signe, un signal que le hasard a planté là pour dire : attention, passage de réalité.

 

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