Vigie, février 2022

 

 

 

 

Dersou Ouzala

 

 

Vigie0222 01

 

 

Pour fêter février, l’Hiver s’est repoudré de frais, si bien que le triste vieillard par lequel on le personnifie souvent ressemble à un adolescent aux joues roses et au teint pâle, un peu froid, un peu distant évidemment, mais avenant à sa façon — ou bien à un jeune Samoyède avide de bise et de chevreuils…

Honneur au Nordique : après avoir traversé le grand champ en fermant à demi les paupières, je laisse à Rimski le soin de décider de l’itinéraire, et il nous conduit tout droit au Grand Creux. Pourquoi pas ? Cela faisait longtemps… Sitôt franchi le seuil de la forêt, je constate qu’ici aussi la neige de décembre a laissé des traces, car le sol retourné par les sangliers est partout jonché de branches et de troncs cassés. La maison en ruine a reçu un arbre sur le mur principal, qui a quand même tenu le coup (et je m’en réjouis car c’est un très beau mur).

Je monte rapidement en zigzaguant à travers le dédale des résineux, attentif seulement à ce qu’on ne s’éloigne pas du Nant pour éviter le terrain non balisé, mais que j’imagine assez proche, de mon voisin d’en haut. J’aime aller ainsi au hasard en déléguant au chien le choix de l’itinéraire : cela lui fait plaisir et donne un tour imprévisible à l’escapade, avec en outre l’espoir, pour lui irrépressible, de voir bientôt débouler des chevreuils, des cerfs, peut-être des chamois… Le seul inconvénient reste que Rimski ne se soucie nullement du bipède qu’il tracte et qu’il oblige à adopter (un peu trop souvent à mon goût) la marche à quatre pattes pour passer les buissons.

On remonte en ahanant, lui surtout, le petit bois de bouleaux qui réveille en moi des rêves de taïga, puis on débouche sur une forêt de maigres épicéas aux troncs dénudés, tout striés de sève noire, dont les écorces ont été arrachées à la base par les cervidés. Je m’arrête un instant pour regarder la lumière presque surnaturelle qui brille entre les troncs, puis on rejoint le Chemin de la Montagne qui est encore complètement enneigé.

À main droite les bouleaux pliés et brisés forment un étrange ballet de danseurs arrêtés – s’il y avait du brouillard on aurait parlé de fantômes, mais la lumière est vive et ce sont des danseurs. Je parlais tout à l’heure de rêves de taïga, parce que la vue des bouleaux me ramène toujours à certains souvenirs heureux de mon enfance à Ferney que j’associe au film de Kurosawa Dersou Ouzala, que j’avais vu au cinéma lorsque j’étais petit. Quand on marchait dans la forêt j’étais Dersou Ouzala, le trappeur. Cela me renvoie aussi au souvenir tellement fort de l’arrivée à Beauvoir après sept années de Guyane : je revois les bouleaux devant notre maison, je me revois avec ma chienne Patawa et Léo dans le dos quand je partais marcher dans Belledonne, heureux jusqu’au vertige. Puis la neige encore gelée qui crisse sous mes bottes à mesure que je remonte le Chemin de la Montagne en croisant des traces de pas humains qui vont en sens inverse, me ramène aux Cruz, en Chartreuse, avril 96, au temps de cette rencontre avec les chamois que j’ai racontée dans À l’abade... Parfois les sensations du passé et celles du présent alternent si rapidement que je n’ai pas le temps de les identifier ni d’en goûter toute la saveur, tout tourne dans ma tête comme une lanterne magique ou un kaléidoscope. Mais voici que m’arrête soudain l’image, la lumière, la texture particulières de la neige sur le talus. Je ne sais pas ce que cela rappelle mais cela me plaît, cette texture de la neige me plaît, me donne envie de la toucher, de la goûter, de l’emporter avec moi, de la photographier ou au moins d’en  parler. Je finis par comprendre que tout le talus est en fait recouvert d’une épaisse couche de glace grise sur laquelle s’est déposée une très fine pellicule de neige à laquelle la lumière du sous-bois donne une brillance particulière. Je sais que si je cherche dans ma mémoire je trouverai des images répondant à celle-ci et qui donneront au plaisir que j’ai ressenti en la voyant l’illusion d’une explication, mais cette fois je n’éprouve pas le besoin de chercher car la simple contemplation présente me satisfait. Je poursuis mon chemin en me réjouissant de cette neige fine et dure si agréable à parcourir — la dernière fois que j’ai tenté de venir sur ce chemin, on s’enfonçait jusqu’aux cuisses et c’était éreintant.

Comme j’ai bu avant de partir toute une théière de thé vert, il me faut prendre le risque de satisfaire un besoin qui devenait pressant tout en tenant la laisse de Rimski : si une bête vient à passer à ce moment, je risque de me retrouver en position inconfortable ; mais il n’en passe pas, Rimski se roule paisiblement dans la neige près de moi. Une mésange boréale ou nonette (seule la brillance de la calotte noire les distingue) vient sautiller sous mon nez. Le silence est parfait.

À mesure que j’avance sur cette piste bien dégagée où je peux me tenir droit sans être embarrassé par la laisse, jouissant du confort de la route sans en subir les désagréments puisque personne ne passe en cette saison, une sensation de liberté me soulève. Mais oui, je suis en route vers la montagne, je marche seul avec mon beau chien blanc dans ce monde peuplé seulement d’animaux invisibles et de présences bienfaisantes. Des bandes de nuages blancs traversent le ciel bleu entre les cimes noires des sapins et des épicéas. C’est le signe que le monde avance, que tout bouge, c’est l’appel du col. Rimski aussi l’a senti, dirait-on, qui gambade de plus belle cependant que disparaît derrière nous le chalet du Champet. Plus loin un grand arbre qui s’était abattu sur la route a été tronçonné, sans doute par des chasseurs ; mais on n’entend absolument aucun bruit nulle part (je crois bien que la chasse est finie).

Cette belle paix d’un jour sans chasse, Rimski la déchire de ses aboiements suraigus, car trois ou quatre chevreuils viennent de traverser. On suit leur course en contrebas entre les arbres, puis on repart de plus belle, lui me tractant de toutes ses forces. Voici encore des branches tronçonnées, un bouleau étêté, un sapin au tronc éclaté dans le sens de la hauteur, puis un saule dont la cassure dessine une mâchoire de caïman.

Grondement dans la montagne, c’est un avion qui passe. Nous voici au petit Pont du Ruisseau du Feu de la Joie, après lequel la route n’est plus dégagée. Rimski bondit dans la neige plus épaisse, je passe le grand portique du bouleau brisé et les ombres viennent à notre rencontre. Une diagonale blanche dans le rectangle vert sombre du chemin, c’est un épicéa enneigé qui est tombé bien droit, raide mort, et au-dessus duquel un bouleau dessine un arc de cercle : l’ensemble forme un arc tendu vers le sommet du Grand Chat, sur lequel il ne reste plus qu’à tendre une flèche imaginaire. Il n’y a personne, alors je peux bien déclamer à tue-tête, tant pis pour les chamois : « Par la poudre et par la mèche, je ne veux vivre qu’en flèche, et me tailler au couteau l’air, la terre, le feu et l’eau ! »

« Il fait froid dans ce monde ci, il fait froid dans ce monde-là… », ajouté-je cependant comme on pénètre dans une partie plus sombre de la forêt. Là-haut les sapins enneigés brillent au soleil des crêtes, que l’on n’atteindra pas aujourd’hui mais qu’on parcourt des yeux. On quitte le domaine de La Table pour celui du Bourget en Huile, dont la frontière est marquée par le ruisseau. Comme Rimski pas plus que moi n’aime faire demi-tour, on continue le long de cette piste enneigée qui nous ramènera jusqu’au Bourget. La balade sera longue, puisse-t-elle durer toujours !

Il est moins exaltant de descendre que de monter, mais la possibilité à tout instant de croiser un animal sauvage, ou la surprise de ce bassin encore partiellement gelé au bord de la piste, maintient l’attention en éveil. Voici, à Taille Chardonnay, la bifurcation entre, d’un côté, la baraque Michel et le col du Champet, et de l’autre Le Pontet. C’est le Circuit de la Richesse, dit un panneau. Je choisis pour ma part un troisième sentier qui redescend en pente assez raide vers le Bourget à trois quarts d’heure d’ici (d’après le panneau). De nouveau il faut franchir les obstacles des arbres déracinés, puis descendre prudemment la pente verglacée. Rimski, malgré sa grande intelligence, ne comprend pas qu’il n’est plus nécessaire de  continuer à tirer sur la longe dans les descentes, et l’effort qu’il me faut faire pour rester debout, le retenir et résister à la douleur persistante de mes genoux,  gâte un peu le poème.

Mais ce n’est pas un poème, justement. J’aurais pu en faire un de cette escapade banale, dans lequel j’aurais gardé l’élan, l’appel des crêtes, l’histoire de l’arc tendant sa flèche imaginaire. J’aurais gommé le « je », la dimension personnelle de la prose, et le résultat eût été peut-être beau et stimulant pour le lecteur amateur de ce genre de poésie. J’estime que c’est tromperie, en partie. J’ai fait le choix depuis un certain temps déjà de laisser naître les poèmes de la prose, de laisser autour d’eux la gangue de paroles ordinaires au sein de laquelle ils se détachent parfois. Si, maintenant, je me casse piteusement la figure, si je me lasse de la laisse emmêlée ou du tour un peu long, à quoi bon le nier ? Les moments d’étonnement, d’éblouissement, sont à ce prix, et je n’enlève pas l’étiquette.

Nous voici arrivés au-dessus de la scierie qu’on entend gronder en contrebas, cependant qu’un oiseau inconnu cliquette éperdument. Délaissant le sentier gelé, vraiment trop dangereux, je coupe à travers bois, cela finit toujours ainsi, et retrouve aussitôt la sensation sauvage du début (même si la forêt ici est moins belle). Bientôt je récupère un sentier familier au bord duquel un panneau porte le mot « retour ». C’est entendu, on s’en retourne. Dans « retour » j’entends aussi : « recommencer le tour », « un nouveau tour ». Le nouveau tour de février est relancé. Je sais déjà qu’il y aura de la neige et de la glace, des poèmes avec beaucoup de prose, des moments vifs et des moments morts, de belles ascensions et les genoux douloureux en descente. Je constate avec amusement que le chemin que j’ai suivi me ramène exactement à la maison qu’Élodie avait failli acheter (la proximité de la scierie, qui est assez bruyante, l’avait poussée à sagement renoncer). Je rentre en marchant d’un bon pas sur la route sombre enchâssée dans le blanc de la neige et du ciel, pareillement éblouissants. Je ferme les yeux. Toute la vallée résonne du chant des passereaux.

 

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