Vigie, octobre 2022

 

Une sensation extraordinaire

 

 

Si l’ordinaire plus que jamais se nimbe d’une sensation extraordinaire, ce n’est pas seulement parce qu’il fait beau, parce que le grand tilleul du carrefour sous lequel autrefois j’allais attendre les enfants au retour de l’école a ressorti sa parure fastueuse d’octobre, ni même parce que le spectacle de trois faons croisés tout à l’heure m’a semblé propre à attendrir le chasseur le plus endurci ; ce n’est pas non plus à cause de cette nuit et de ce réveil si doux qu’on en aurait pleuré de joie, ni parce qu’on se réjouit d’avoir fini le travail et d’être arrivé à cet après-midi du vendredi qu’on aime pour tout ce qu’il promet comme petits plaisirs précieux : la plus longue promenade avec Rimski, la cueillette des girolles que l’alternance de chaleur et de pluie a rendu énormes, la cuisine, le film du soir avec les enfants, la lecture, l’écriture, l’accordéon en solo et le saxophone avec l’Harmonie, le thé du matin, le café du midi, l’infusion du soir, tout ce qui rythme et éclaire ce quotidien miraculeusement préservé. Non, ce qui aujourd’hui fait trembler les lignes de l’ordinaire, ravivant la conscience qu’on a de la beauté et de la fragilité des choses, c’est, dans le journal du matin, ces craintes exprimées par le président américain d’une apocalypse nucléaire.

Désormais mes cauchemars d’enfant se révèlent au réveil. Je n’étais pas un enfant frivole et je ne comprends pas ceux-là qui prétendent que les années quatre-vingt étaient un temps d’insouciance. Le nuage de Tchernobyl ne s’est pas arrêté à mes frontières, je lisais les journaux, attentifs aux menaces. J’ai retrouvé l’autre jour une lettre de mon amie Marie-Hélène écrite à cette époque – je n’avais pas treize ans, elle devait en avoir dix-sept tout au plus. Elle s’affolait du présent et de l’avenir, évoquant les nouveaux virus, la menace nucléaire, les guerres, le changement climatique – déjà. Nous nous vêtions de noir et portions des badges « no future », façon naïve de conjurer le pire.

Le pire, depuis, n’a fait que se rapprocher, s’étendre, suivant sa trajectoire prévisible, fauchant les autres et nous épargnant, nous qui nous planquons dans nos bulles de bonheur bucolique ou bourgeois mais qui ne parvenons plus à oublier que ce ne sont que des bulles.

« Nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire. » Nous y sommes, ou presque. Ce matin en classe, j’ai recommencé cette séquence que je fais, d’une façon ou d’une autre, depuis vingt-deux ans : Que peut l’art contre la guerre ? Une fois de plus j’ai projeté la bande dessinée dans laquelle Zep fait mourir son petit personnage et tous ses camarades pour dénoncer la fermeture des frontières aux réfugiés syriens en 2015. Ma voix a défailli, je n’ai pas réussi à garder la distance et j’ai dit : « Depuis vingt-deux ans il y a toujours eu une guerre quelque part pour donner à cette séquence sa force et sa nécessité, mais c’est la première fois que la guerre se déroule à nos portes, qu’on sent de si près son souffle répugnant. Cela change tout. Comment parler ? Comment faire ? Qu’est-ce que je peux faire en tant qu’artiste, en tant que professeur ? Je ne suis pas là pour amplifier avec les miennes les angoisses des autres, il y a déjà trop de larmes ; mais je ne veux pas non plus tricher, faire semblant que tout va bien en laissant l’angoisse au placard. Si on a peur il faut trembler, si on est triste on peut pleurer. C’est en cela qu’on est humains, et les guerres naissent de nos humanités niées, de nos peurs refusées, de tous ces dictateurs enfermés au fond de leur bunker avec leurs cerveaux de robots et leurs cœurs de pierre. Que circulent les émotions et la parole, cela n’arrêtera pas les missiles mais c’est notre devoir. »

Et puis, cela nimbe plus que jamais l’ordinaire d’une sensation d’extraordinaire.

07/10/22

 

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