Nouvel appel de la forêt (l’enfant et le chien)
Partir en forêt à l’improviste un mercredi après-midi, c’est ce que je me permettais lorsque mon enfant était tout petit. Je l’installais dans le porte-bébé et je partais à l’aventure. Je lui parlais, même s’il ne répondait pas. Malgré le petit effort que me réclamait le portage, sa présence me portait, parce que mon plaisir à être dehors se trouvait décuplé par le sentiment que j’avais de faire quelque chose d’important en partageant avec lui ces sensations dont j’estimais qu’elles recélaient une bonne partie des remèdes aux grands maux dont souffre l’humanité. Un enfant qui grandit dans la nature a plus de recours pour traverser les catastrophes de la vie, disais-je, qu’un enfant de la ville enfermé entre les murs d’un appartement au milieu des écrans. Je crois encore cela aujourd’hui où mon enfant, devenu grand, est lui-même enfermé entre ses murs et ses écrans – un jour il sortira, je l’espère, et le papillon s’envolera.
Ces escapades impromptues, je les vis de nouveau avec Rimski, dont il est si évident qu’il occupe la place laissée vacante par l’enfant que j’en ai un peu honte, car je reste tout de même conscient des différences.
Celles-ci ne sont d’ailleurs pas tout à fait à l’avantage de l’enfant, si j’ose l’avouer. L’enfant, je le portais ; aujourd’hui c’est mon chien de traîneau qui me tracte, attaché à ma taille, me facilitant la montée (quand il ne me jette pas au sol à cause d’un chevreuil ou d’un chat). Mes rêves d’éducation à la nature sont supplantés par une réelle connivence avec cet être intermédiaire dont les instincts n’ont été que modérément bridés par la domestication, mais qui se retourne quand même et semble s’inquiéter de moi lorsque, comme à l’instant, je tombe lourdement sur les fesses (sans qu’il n’y soit pour rien) et pousse un hurlement de loup. J’ai souvent dit mon inquiétude devant ce temps accéléré du chien, mais ce n’est rien en comparaison de celui de l’enfance qui passe encore plus vite que la vie de mon chien, avec qui je garderai d’ailleurs jusqu’au bout ces rapports de candeur et de complicité muette qu’on a avec un enfant…
Ainsi me voici de nouveau emporté sur ce chemin du Petit Cucheron qui est une splendeur en automne, avec ses tapis de mousse, ses à-plats de feuilles dorées, ses chablis amazoniens, ses bouquets de trompettes, ses mystères tapis dans les buissons et ce silence feutré de la forêt où ne passe aujourd’hui ni promeneurs, ni chasseurs, mais où l’on n’est pas un intrus puisqu’on la parcourt sans faire de bruit en suivant l’animal. (N’exagérons pas la solitude du moment et du lieu : des voix humaines montent de la vallée.)
Je vais, je vaque, ramassant de grosses trompettes qui ne poussent semble-t-il que le long du sentier, car je n’en trouve plus sitôt que je m’éloigne. Naturellement, je repense à cette dernière cueillette au Carrel faite avec ma mère, en toute conscience de ce qui surviendrait. L’atmosphère n’a pourtant rien de funèbre, parce qu’il y a trop de lumière, parce qu’on n’est pas enseveli dans un sous-bois humide mais en hauteur sur un sentier de crête rutilant d’acajou et de jaune, parce qu’on funambule en équilibre sur un moment heureux de nos vies, conscient des gouffres mais en sûreté autant que l’on peut l’être.
À cet instant précis, un geai traverse en criant, Rimski part en flèche et m’oblige à crier à mon tour pour qu’il s’arrête. Je m’affale devant des trompettes de dix centimètres qui n’ont poussé ici que pour moi, c’est évident, qui m’attendaient, pour la photo et l’omelette du soir.
On continue puis, une fois au col, je bifurque pour revenir par la piste forestière plus plate et plus lumineuse encore qui me permet de savourer, à mesure que j’avance bien plus vite que d’ordinaire puisque Rimski me tracte, les lumières du couchant dans les feuilles des hêtres. Plus que la longe habituelle, la laisse élastique accrochée à ma taille qui laisse libres mes mains pour la cueillette et le bâton, instaure un lien très intime entre Rimski et moi. En aucun cas on ne peut dire que nous sommes des prisonniers : dans cette codépendance qui impose le souci de son partenaire de promenade, nous nous permettons au contraire une liberté mutuelle, car lui ne saurait divaguer sans risque (on le permet à peine au loup) et je me sens quant à moi, grâce à lui, libéré de bien des pesanteurs, allégé, et heureux.
Je finis l’escapade en chantant : « Derniers appel, dernier appel de la forêt » ; mais je sais que ce n’est pas le dernier.
12/10/22