Vigie, octobre 2022

 

Dix-mille instants posés sur le sentier

 

 

Ce matin j’ai joué longtemps à l’accordéon le « Crépuscule », quatrième mouvement de la « suite pour enfants n°6 » de Wladislav Solotarev. C’est un morceau lugubre, poignant, dont les dissonances prolongées me fascinent. Inlassablement je joue et rejoue ces accords compliqués, jusqu’à ce que main gauche et main droite enfin s’unissent, que la phrase si confuse au départ se dégage et se déploie dans la cave ; puis je travaille un peu au livre à venir, dont j’envoie le manuscrit à un éditeur qui me plaît. Rimski s’impatiente. Le dehors m’appelle : c’est un grand chien blanc qui grogne et gratte à la porte de ma cave.

Devant leur maison dont la réfection va commencer, nos nouveaux voisins du Villard sont occupés à décharger des poutres. On parle un peu, on se salue. Rimski mord la laisse en grondant de plus belle, exaspéré par ces tergiversations.

Bruine fraîche, senteurs de thym et de feuilles mouillées. Une vieille dame qui se tenait accroupie sur le sentier à mon approche remonte précipitamment sa culotte ; Rimski défèque peu après.

Sur le socle vide d’un tronc, une statue de feuilles. Comme autant de coups de pinceaux d’un maître en peinture pour qui le moindre geste est un point d’aboutissement qui se doit d’être parfait, chacune des feuilles qui composent le patchwork du sentier est un instant arrêté. Il a fallu, depuis le printemps dernier, un long processus pour que la feuille verdisse, grandisse, s’épanouisse, se ternisse et connaisse finalement cette seconde de la chute qui l’a placée parmi d’autres feuilles du même arbre ou d’un autre, en cette immobilité précaire de l’automne à côté de laquelle la glace hivernale est une éternité.

Ainsi je foule avec mes bottes, je fouille avec mon regard, des milliers d’instants séparés puis rassemblés en l’unité plane d’un tableau que ma trajectoire et mes mots remettent en mouvement le long de cette ligne temporelle que la répétition de mes promenades transforme en cercle intemporel.

Un passage unique, comme quand on est en voyage dans un lieu où l’on ne reviendra pas, est une sorte de vecteur, un segment de droite orienté vers un futur qui est au bout du compte, pour le voyageur, synonyme de mort ; mais des passages réitérés réaccordent au temps cyclique des saisons, prolongeant dans la mémoire du promeneur la vie des plantes, des champignons, des animaux qu’il a croisés. Ce sentier recouvert de feuilles est un miroir où se diffracte mon reflet, mais les mots et les images qui s’impriment en retour dans ma tête sont un autre miroir que je lui tends et que redoublent encore plus tard l’écran de l’ordinateur où je rassemble mes fragments, puis tous les autres écrans où ceux-ci se dispersent ; tous ces reflets qui se répondent ainsi à l’infini donnent le vertige – vertige physique, parce qu’une fois encore à force de regarder ces formes floues défiler sous moi, le mètre qui me sépare du sol semble se décupler, mon corps devient une tour de guet mouvante ou le mât d’une vigie sur quelque bateau emporté par un grand fleuve chargé de limon et de feuilles ; et vertige mental aussi face à ce que même un esprit plus avisé que le mien ne peut saisir, la folie des instants et des métamorphoses, l’inconcevable finitude, le fini, l’infini.

Même mon chien n’en peut plus, qui saute finalement dans le torrent où il batifole bientôt, narguant l’écume et le courant en bondissant sur les rochers immobiles et lançant à la face de son propre reflet son plus beau hurlement.

15/10/22

 

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