Vigie, octobre 2022

 

Le temps des travaux (vers une autre harmonie)

 

 

Pendant deux ans, promeneur au chien savourant les charmes de l’oisiveté, je suis passé chaque semaine dans ce hameau de La Martinette avec un léger sentiment de honte lorsque je voyais Alain, Philippe et les autres constamment occupés aux travaux agricoles ou à la réfection de leurs maisons ; mais à présent que me voici moi-même devenu, en quelque sorte, habitant intermittent du hameau, je m’affaire, comme naguère et comme eux, un marteau, une scie, une visseuse à la main, happé par ce temps terrible des travaux qui bouscule l’ordinaire aussi sûrement qu’une maladie.

Pendant qu’Élodie de son côté travaille à son jardin, piochant, bêchant, plantant, transportant de lourds arrosoirs jusqu’en haut du grand champ du Villard, j’arrache avec un pied de biche et l’aide de Léo le polystyrène du plafond, je prépare l’ossature en bois qui accueillera les cloisons et l’isolation qui vont faire du sous-sol un bureau-atelier-espace de stockage agréable à vivre. Deux jours durant, je m’acharne à essayer de faire qu’une porte lourde et vrillée se ferme. Elle me résiste, s’abat sur moi et me blesse. Le soir tombe et je n’ai pas réussi. Je balaye sombrement la cave, les yeux brûlés par la poussière, puis je m’assois par terre, en proie à un sentiment d’exaspération à la mesure de mon impuissance. Le temps m’échappe, la matière me résiste ! Elle me résistera toujours ! Je ne suis pas un travailleur manuel, je ne sais rien faire de mes mains à part écrire ou pianoter un peu sur mon accordéon ! La colère et le dépit tourbillonnent dans ma tête, mais ne débordent pas : je ne prends pas le pied de biche pour détruire ce que j’ai fait, ni ne mords la laine de verre ainsi que je l’avais fait, il y a quatorze ans, lorsque j’avais passé presque tout un été à travailler à l’aménagement des combles du Villard.

Je ne suis pas patient, mais je suis entêté. Autrefois, lorsque j’étais étudiant et que je me heurtais au mur de ces versions latines dont la logique m’a toujours échappé, il m’arrivait assez régulièrement de jeter par la fenêtre de mon appartement lyonnais le gros dictionnaire Gaffiot, qui allait s’écraser entre les bouleaux du petit jardin de la rue Chevreul. Je criais, pestais, déchirais quelques feuilles, m’abimais le poing en frappant le bureau, renversais peut-être un fauteuil ou deux, puis j’allais piteusement rechercher le dictionnaire et me remettais à l’ouvrage – pour parvenir, après bien des efforts, à produire un texte dont le sens n’avait qu’un lointain rapport avec celui du texte d’origine, mais qui n’était pas dénué d’une certaine poésie de l’absurde.

De cette période de l’été 2008 où j’ai dû par la force des choses, mais plus qu’épaulé par mon père (qui menait les travaux en en assumant la plus grande part) et ma mère (qui les planifiait et s’occupait avec Nathalie de l’intendance), affronter les affres du bricolage, je garde le souvenir d’une longue et épuisante tension, à peine interrompue par les moments où le tout petit Léo venait jouer parmi les outils ou que je m’arrêtais pour regarder par le trou béant de la future fenêtre ce monde extérieur qui m’était interdit. Moi qui brûlais d’écrire L’éloignement, je perdais de précieuses semaines à taper sur des clous qui n’allaient jamais droit – il y a vraiment meilleur usage à faire de son temps et de ses mains, disais-je ! Je pense que je ne suis parvenu à surmonter cette épreuve qu’à partir du moment où je l’ai considérée comme une étape préliminaire à l’écriture du livre – puisque, de fait, j’avais besoin de cette pièce pour écrire.

Cette fois encore, c’est une autre vie que je suis en train d’essayer de construire. Derrière cette porte vrillée, il y aura un jour l’atelier où l’on élaborera des parfums à base de rhododendron ferrugineux et de balsamine de l’Himalaya – des parfums jamais imaginés à partir desquels j’écrirai sous la dictée des poèmes délirants d’odeurs ! Le paradis perdu que j’évoque dans Madère, ce n’est pas seulement avec ma plume ou le clavier de l’ordinateur que je le retrouverai en rêve, mais avec un marteau, et en réalité !

Cette fois encore, mon père me vient en aide jusqu’à ce que la porte finisse par joindre : je l’ouvre, je la ferme, je l’ouvre à nouveau… Anne, Victor et Élodie repartent dans la lumière d’octobre avec la remorque du déménagement, le soir tombe à nouveau sur le hameau de La Martinette et, resté seul, je chante à tue-tête dans la cave qui résonne : « Une porte ouverte / soudain comme un cri / c’est la découverte / d’une autre harmonie… »

 

30/10/22

 

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