Vigie, octobre 2022

 

Leçons de joie

 

 

En comparaison de la joie éperdue qu’exprime Rimski au moment de partir en balade, le plaisir que moi-même je ressens me parait parfois bien fade. Il faudrait, pour dire la joie du chien, des points d’exclamation à la fin de chaque phrase, des onomatopées extatiques, des accords majeurs sans aucune dissonance — si ce n’est peut-être pour suggérer le doute et l’impatience qui s’emparent du chien quand il voit son maître retourner à la maison parce qu’il a oublié le sac à champignons. Les lumières de mes promenades sont cernées d’ombres, il suffit d’une balle trouvée par terre au départ du sentier pour que des idées de chasse ou de guerre reviennent plisser mon front, alors que sa joie à lui est totale, impossible à gâcher, même lorsque je lui impose une direction qui ne lui plaît pas ou que je lui interdis de poursuivre un chevreuil : de frustration il peut mordre la laisse en grognant, mais c’est vite oublié.

Je sais que la joie n’a pas très bonne presse dans nos lettres. Depuis au moins Orphée, les chants larmoyants sont censés être les plus beaux. Les livres que je lis par devoir, pour me délasser, ou par curiosité parce que je veux voir comment ils sont fabriqués (et accessoirement ce qui leur a valu les honneurs des éditeurs, des libraires et des lecteurs), tous ces livres parfois admirables évoquent principalement des traumatismes que l’écriture tente de réparer. Souvent cela me touche, je ne suis pas une brute, et même, cela m’émeut aux larmes ; mais ce qui me transporte vraiment, ce sont les moments rares où, par la grâce d’une écriture qui laisse entendre la voix propre de l’auteur, la vie se trouve dénudée dans la pleine lumière d’une sensation hors du temps, hors de l’histoire, détachée de toutes ces ficelles narratives propres a la fiction et qui font qu’un bonheur n’est relaté que pour mieux mettre en valeur le malheur qui s’ensuit.

Ruminant mon propre projet de roman, je me rassure en songeant que j’ai moi aussi quelques traumatismes à exploiter, mais je m’inquiète car je sais bien que, dès que je commence à écrire, dans un mouvement inverse à celui des fictions que je lis, les passages les plus tristes ne sont plus que des préludes à cette joie qui, même en demi-teinte, même sans espoir, reste mon horizon, peut-être parce que le désespoir n’existe pas plus pour l’écrivain au travail que pour l’homme qui marche (Réda dixit), parce que quand j’écris, je suis un peu comme mon chien dans les bois.

J’ai bien peur que cela ne me condamne à rester à jamais un auteur inconnu, passé sous les radars, ce qui en soi ne me dérange pas tellement mais me chiffonne quand même, d’une part parce que je pense que mes livres pourraient faire un bien profond à nombre de lecteurs, s’ils leur parvenaient, et d’autre part parce que la stimulation qu’apporteraient les sollicitations d’éditeurs et de lecteurs me pousserait à davantage écrire, comme mon chien me pousse à plus de promenade : ce sont des choses que j’aime faire mais qui réclament un effort particulier (comme aussi d’apprendre un morceau difficile à l’accordéon), et que le paresseux que je suis aussi est donc naturellement enclin à fuir. Il ne faut pas avoir le choix.

Ainsi cependant, lu ou pas lu, vu ou pas vu, je marche et j’écris dans la joie d’une hêtraie ensoleillée, glissant sur un parterre de feuilles rutilantes et relié au Nordique qui me tracte par bien mieux qu’une longe. Le Nordique en question presse le pas dans la descente, parce qu’il a soif et qu’on arrive à un trou d’eau, puis on dévale sur le toboggan des feuilles, comme deux gosses…

Au fond, je sais pourquoi la joie est si mal vue. C’est puéril, la joie, c’est naïf, pense-t-on, c’est pour les enfants ou les poètes… Je dis pour ma part que c’est le divertissement qui est puéril, ce sont ces rires niais que j’entends à la radio quand je cherche France Musique et que je tombe sur ces émissions vulgaires censées détendre les auditeurs. La joie est plus grave, plus sage et plus profonde que cette hébétude morne émaillée de gros rires qui est le lot commun. On est lucide aussi bien quand on vit un grand malheur et une joie authentique, on voit clairement tantôt la cruauté, tantôt la beauté de la vie, alors que dans la semi inconscience du divertissement ou des états psychiques moins extrêmes, on ne voit rien du tout, on tourne en rond dans une cage mortifère. Si je l’écris un jour au lieu de le rêver, mon Roman de Madère, je voudrais qu’il soit une source de joie capable de modifier la vision du lecteur aussi radicalement que peuvent le faire l’amour, pour qui aime et qui est aimé, la poésie pour le poète, ou bien la cohabitation avec un chien pour celui qui est prêt à en recevoir pour de bon les leçons.

L’heure, cependant, a tourné. Deux grands corbeaux passent au-dessus des arbres, dont le battement d’ailes fait comme un halètement. Nos ombres s’étirent sur la piste du retour, dans l’ornière de laquelle Rimski lape les derniers feux du jour. On se regarde, lui et moi, l’œil brillant. Dire qu’il sourit ne veut pas dire grand-chose, puisqu’il le fait tout le temps ; mais je sais que j’ai, moi, à cet instant, son sourire samoyède sur mes lèvres.

19/10/22

 

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