Vigie, octobre 2022

 

Le film de ma mémoire sur le sentier du Grand Chat

 

 

Dans quel sens file le temps ? Soudain on se sent comme au bord d’un fleuve dont le courant, parce qu’on est proche de l’estuaire, s’inverse. Si j’en juge par le temps qu’il fait depuis ma dernière escapade en ce lieu, un lundi de septembre brouillardeux et glacé, nous sommes revenus en été – mais les jaunes éclatants des feuillages disent pourtant l’avancée de l’automne. Le cataclysme nucléaire que je craignais tant la dernière fois n’a pas eu lieu, ou pas encore, on a le cœur moins lourd. On marche aussi d’un pas plus léger, plus rapide, comme rajeuni, parce que je m’essaie de nouveau au charme de la cani-randonnée, attaché par la taille à Rimski qui retrouve ainsi sa fonction de chien de traîneau dont il s’acquitte très honorablement (quoiqu’en se permettant beaucoup de libertés avec la ligne du sentier qui ne suit pas assez les courbes des odeurs). Zigzaguant dans les broussailles, Rimski en ressort une vertèbre de cerf. On oublie le sentier, on se contente de grimper en pente raide en ahanant, tant et si bien qu’on arrive au col du Champet sans l’avoir vu venir. Les belles amanites tue-mouches de la dernière fois ne sont plus que des ruines visqueuses, mais les bouleaux ont pavoisé l’arrivée de leurs feuilles d’or.

Un aigle plane dans le soleil, les doigts de ses rémiges bien écartés, et le mont Blanc émerge derrière nous en même temps que se lève l’odeur âcre des rhododendrons. Plus loin Rimski se roule dans les myrtilliers, tachant d’un peu de pourpre son pelage. Juste avant de rejoindre la ligne de crête, je cueille pour Élodie quelques rameaux de rhododendrons, qui serviront aux essais de parfums et dont j’emporte dans mon dos l’odeur, ainsi associée à l’image du mont Blanc. Les plaques de schiste étincellent sur le sentier, qui semble en feu. De loin on voit au pied de la croix de fines silhouettes sombres qui oscillent, et qui peut-être se disent entre elles, en me voyant venir avec Rimski : de loin on voit deux silhouettes claires attachées l’une à l’autre qui funambulent sur la ligne de crêtes.

Un casse-noix traverse la combe sans pousser un seul cri. Sitôt passée la croix et le cairn du Grand Chat c’est une autre lumière, une autre atmosphère. Le soleil qui nous éblouissait éclaire maintenant l’herbe rase et jaune, les bruyères desséchées, les myrtilliers brûlés. On pourrait croire un paysage de début de printemps, s’il n’y avait sur le versant d’en face toutes les flammèches allumées des mélèzes qui percent le manteau bleu nuit des épicéas. Le vent doux sèche mon front. Avisant deux dames arrêtées avec leur chien sur une hauteur, je leur lance : « Si mon Samoyède voit votre Bouvier bernois !… — Que va-t-il se passer ? répond l’une d’elles avec un air inquiet. — Rien du tout, il sera simplement très content, il voudra jouer et je risque de me retrouver les fesses par terre ! » Mais Rimski, museau au sol, ne le voit pas, et m’entraîne de plus en plus vite.  Soudain il plonge pattes en avant dans les myrtilliers qui font un bruit de feuilles séchées qu’on froisse, tentant peut-être d’attraper un mulot ; puis il recommence dans l’herbe rase, à un endroit où je vois bien qu’il n’y a aucune bête, et j’en conclus qu’il ne le fait que par plaisir, sans réelle volonté d’attraper autre chose que des herbes et du vent.

Je m’allonge près de la gouille aux grenouilles, aussitôt assailli par Rimski qui, c’est dans ses gênes, entreprend de lécher avec le plus grand soin la sueur de mon visage, puis se couche contre moi. Mon corps s’enfonce dans les herbes jaunes, mon regard flotte entre le bleu clair du ciel et le bleu sombre de la gouille. Il n’y a personne. Je m’abandonne à une demi-somnolence, à travers laquelle je vois Rimski s’éloigner peu à peu en direction de l’Arbaretan – jusqu’à ce que je comprenne qu’il s’est détaché et qu’il convient de le rappeler vite.

Puis on s’engage dans la descente, côté ubac, où souffle un vent plus froid. Une troupe de grives draines s’envole à notre approche en faisant crisser leurs crécelles. Un petit bosquet de bouleaux dorés encore pris dans la lumière compose en contrehaut un tableau bien touchant. Avant de m’enfoncer de nouveau dans la forêt, je salue les petits fantômes des enfants, du bouvier bernois Éole et de ma chienne Patawa, assis sur ce rocher où nous avions goûté naguère…

Une caméra qu’on aurait posée au bord de ce chemin et qui aurait filmé continûment nos passages ces quinze dernières années permettrait de voir en accéléré, de saison en saison, les enfants grandir, les adultes vieillir. Il y aurait ceux qu’on ne voit qu’une fois et ceux qu’on ne voit plus. On me verrait moi-même avec ma chienne et les enfants, puis tout seul, puis avec Élodie, avec Rimski – jusqu’à ce jour. Bien sûr nos mémoires mises bout à bout ont enregistré un tel film, mais on ne peut guère en revoir que de rares fragments offerts à l’improviste par un choc sensoriel, et c’est bien peu ; alors, avant de dévaler la dernière descente (à toute berzingue, car je suis appelé), je fourre encore dans mon sac quelques brassées de rhododendrons qui sont dans l’ombre humide particulièrement odorants et bien propices à provoquer plus tard un de ces précieux chocs olfactifs.

Puissent ces textes que je cueille pareillement à la va-vite et ramène de chacune de mes marches maintenir lisible le film de ma mémoire. 

18/10/22

 

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