Pragondran (1995-2015)

 

 

 

JUILLET 1996

 

 

Bruine à peine, les corneilles croassent en s’éloignant vers les crêtes. C’est la première balade à Pragondran depuis longtemps. Une éclaircie entre deux dépressions. On s’échappe. On pénètre dans ce champ de hautes fleurs – grandes gentianes, lys, œillets – comme le ferait un bourdon ivre. L’air est si vif et si piquant, saturé de pollen et d’humidité, que je chancèle. Je me laisse tomber dans les herbes et regarde reluire et s’éteindre les perles de rosée dans la toile de l’araignée. Ondulant imperceptiblement sur la piste glissante de sa bave, un escargot traverse ce paysage régressif. Lorsque je me remets en route le ciel est entièrement dégagé.

Vent tiède, clarines et odeur de bouse fraîche. La lumière fume au-dessus des champs en fleurs. Adossé au bouleau je me laisse aller à la chanson des cloches, des trilles d’oiseaux et des stridulations d’insectes. Des dizaines de sauterelles et de criquets font du trampoline tout autour de moi dans un fracas de crécelles, et l’on dirait des jeux d’enfant.

Toutes ces fleurs, ces renoncules jaune vif, ces bouquets de trèfle blanc, jaune et mauve, ces pissenlits ébouriffés, ces coucous, et la sauge des prés, et la belle scabieuse violette sur laquelle les phalènes rouge et noir aiment tant se poser, et la marguerite, le chardon, les gentianes, toutes ces fleurs font une composition incroyablement vive et rythmée qui donne l’impression de se vautrer dans une toile de Matisse. Un papillon bleu ciel se pose sur un bouton d’or. Un papillon de nuit, brun terne, se confond avec la plante qui lui sert de refuge. Crissements monotones des criquets. Parfum chaud de l’herbe et des fleurs. Une mouche dorée aux yeux verts se pose sur le carnet. Un oiseau croque au vol un papillon blanc…

Je marche en silence jusqu’à la falaise. D’ici on aperçoit les maisons minuscules, les taches bleues des piscines, les taches rouges des toits, le lac flou et la ville qui ronronne dans la brume. Une hirondelle passe en sifflant à quelques mètres en contrebas. Les nuages s’amassent peu à peu du côté de la Chartreuse et de l’Épine…

Longue station en plein soleil : j’écris ces mots d’une encre brûlante, la plume gonflée de sang. Les insectes ont tant tourné autour de ma tête qu’il me semble (mais c’est parce que je n’ai pas l’habitude de tant de soleil) que l’un d’eux s’est glissé dans mon crâne pour me butiner la cervelle…

Je marche encore le long d’un sentier tout vert. Du vert partout, et juste un peu de bleu pour la voûte céleste qu’un rapace traverse en criant. Il fait très chaud. Des éboulis coupent régulièrement la piste, qu’il faut contourner prudemment. Pierres blanches au soleil. Silence. Très léger bruissement des feuilles. Comme s’il en avait déjà trop dit un pouillot s’arrête au beau milieu de sa phrase à la mélodie pourtant bien sommaire…

Les ombres des papillons passent sur les pierres.

La forêt peinte en bleu, et la montagne en vert, tremblent.

Allongé à l’ombre des épicéas et des hêtres au bord de ce layon peu fréquenté, je dérive dans le vert. (Naturellement je ne sais pas encore que, quatre ans plus tard, j’entamerai dans une autre plus vaste forêt un long cycle de « dérive verte » dont je porte depuis longtemps en germe le désir.) Il y a une bête qui gratte quelque part : c’est la branche d’un charme sur le tronc du hêtre contre lequel je me suis adossé (je suis donc adossé à un hêtre charmé…).

Les orages annoncés n’arrivent pas. Le temps reste doux et clair, la lumière superbe. Je lis dans la terre fraîche les traces des chevreuils, des chamois. Un campagnol traverse le sentier à petits pas pressés.

À chaque détour du chemin, à chaque frémissement dans les buissons, à chaque chablis je me dis qu’ici, tout peut arriver.

Je chausse mes lunettes pour y voir plus clair (je portais alors des lunettes !). Rien ne change, mais les contrastes s’en trouvent ravivés. Voici, très nets, une mésange bleue perchée sur une grande gentiane, les œillets rose vif, une coccinelle noire à deux points qui traverse le carnet…

Assis en tailleur maintenant parmi les hautes herbes, je suis une plante raisonneuse qui ne résonne pas assez ; cela n’empêche pas les insectes d’escalader ma peau ni le vent d’ébouriffer indifféremment ma crinière et les feuilles. J’admire au passage une fois de plus l’excellent goût des phalènes, qui semblent savoir d’instinct à quel point elles s’accordent bien avec le mauve des scabieuses…

Je ramasse quelques lépiotes un peu rabougries qui ont poussé à travers les bouses sèches ; leur parfum m’accompagne sur le chemin du retour.

 

2 juillet 1996

 

Ce contenu a été publié dans Bauges. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.