Pragondran (1995-2015)

 

 

 

MARS 1996

 

 

En ce jour de mars étonnamment chaud je remonte à grands pas le sentier qui longe les falaises pour rejoindre mon bouleau habituel (un vieux bosquet de bouleaux auquel je grimpais quand j’étais enfant). Je m’installe sur une branche basse, sort le carnet et un livre (La Promenade sous les arbres de Philippe Jaccottet, que je ne lirai peut-être pas mais qui m’accompagne quand même).

Le soleil est ardent, comme s’il y avait urgence à faire fondre au plus vite les derniers névés, à repousser la torpeur de l’hiver écoulé.

Les perce-neige qui, il y a peu, s’étaient frayé un passage à travers la couche épaisse de la paille, ont déjà laissé la place aux primevères, aux pâquerettes et à quelques pousses d’herbe nouvelle. On entend monter une rumeur d’abeilles. Je m’étire. Je sens la sève du bouleau qui circule dans mon dos et le soleil de mars sur ma peau. L’hiver a été long mais maintenant je renais. J’ai vingt ans…

Sur la colline en face, côté nord, la débâcle forme de petits ruisseaux scintillants, comme des traînées de limaçons. La montagne est encore nue, d’un gris-rose de novembre ; les bouleaux y tracent à coups de craie leurs traits verticaux. De temps à autre le vent ouvre ma chemise, et c’est merveilleux de sentir ainsi cette tiédeur sur la peau.

Dans le ciel sans nuages les parapentistes sont revenus, profitant aussitôt de cette première journée de beau temps. Ils ne font aucun bruit et forment dans le ciel un étrange manège. Je ne les envie pas : de là-haut on n’entend certainement pas la rumeur des insectes, on ne peut pas sentir la sève qui circule à nouveau, ni poser sa paume sur les troncs et les mousses.

Vent dans les arbres et sur la peau. Murmures. Bruits d’ailes et trilles des mésanges au-dessus de ma tête: je les appelle en chuintant et elles descendent tout près, une mésange, deux mésanges, trois mésanges, quatre mésanges… et puis, plus de mésanges parce qu’elles ont compris que l’intrus ne présente pour elle absolument aucun intérêt. Elles reviennent néanmoins se balancer sur les fines branches au-dessus de ma tête sans plus se préoccuper de moi, et je m’exclame intérieurement que « je suis un arbre plein d’oiseaux »…

Quelques promeneurs passent sur le chemin d’en face : déjà trop de monde aujourd’hui, et les chamois sont sans doute repartis plus haut (je les croise parfois quand je marche tout seul par ici).

Trilles monotones. Les brindilles tremblent. Sous sa vieille écorce le bouleau fait peau neuve.

Un couple passe en fouillant les feuilles, à la recherche des morilles ?

Je guette, dans les lignes des crêtes, les visages indiens des guetteurs de pierre.

Le bourdon bourdonne, la feuille reverdit en frissonnant, l’araignée file ou épie, et je m’enfonce peu à peu dans une sorte de somnolence heureuse – allongé sur le bouleau, oisif, rêvassant, paupières mi-closes, voyant sans plus regarder le tronc brûlant tout luisant de lumière blanche…

J’ai vingt ans. Je ne pense pas à mon enfance, que je n’ai pas même conscience de retrouver en ce lieu et en laquelle ici je me retrouve pourtant, à mon insu, retrempé comme une lame. Quelque chose ici se retend, se détend, se dissout, me dissout – je n’ai jamais cherché que cela…

Soudain un homme braille quelque part pour que l’écho lui réponde, et cette façon grossière d’obliger le monde à répondre m’exaspère (j’ai vingt ans, et je suis sans indulgence !). Ce n’est ni les trilles des passereaux, ni le bon cri rauque du corbeau, mais juste un cri pour rien, stupide et plein de suffisance humaine, qu’amplifient, hélas, les hurlements des chiens du village…

Tout s’apaise. Une mouche sur mon orteil fait grande toilette, ici où il fait plus chaud encore que sur le tronc du bouleau…

Je repars. Je marche à grands pas entre les buissons, débusque involontairement deux lièvres dont j’admire un moment la course puissante, puis me heurte, dans la forêt, à un mur de neige. Il faut rebrousser chemin. Je regarde avec regret le sentier de la montagne, les traces laissées par les chamois, les baies rouges dans la neige…

 

*

 

Installé dans l’herbe chaude je tente de dessiner la montagne, mais je me perds dans les détails. Cela me permet malgré tout de mieux voir les liens qui unissent le nuage en forme de rapace, l’oiseau en vol, la montagne, l’arbre et le monticule d’herbe et de paille devant moi. Mêmes formes, mêmes forces.

Le soleil à son zénith fait vibrer la terre. Les herbes cassent. Dans un éboulis un peu plus loin un glissement de terrain emporte de grosses pierres qui se fracassent bruyamment et laissent un peu de fumée entre les arbres nus ainsi qu’une faille de plus dans le gris-rose de la colline.

L’hiver : la neige sur le versant nord.

L’été : ce soleil ardent sur le calcaire.

L’automne : l’ocre des vieilles feuilles au parfum piquant.

Le printemps : les chemins que rouvrent les fourmis de la débâcle.

L’herbe dessine sur la peau d’étranges messages…

 

23 mars 1996

 

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