Pragondran (1995-2015)

 

 

 

RETOUR À PRAGONDRAN

 

 

AbadeBaugesPragondran2015

 

 

Le vieux bouleau, quinze ans plus tard, n’a pas changé, n’a pas vieilli, bien protégé des bourrasques et des éboulis. Je laisse les enfants y grimper les premiers, puis je reprends ma place comme si de rien n’était.

Là-haut les silhouettes indiennes des guetteurs de calcaire, autour desquelles tournent cinq parapentes bariolés, guettent encore, les traits marqués non par le temps qui a passé mais par la lumière rasante de cette fin décembre.

Fin décembre ? On entend un criquet striduler follement dans l’herbe sèche. Un pic tambourine discrètement. Les avions, les planeurs, les instants passent en laissant derrière eux un fin sillage de brume, de silence et de lumière.

 

Comètes lentes dans le ciel limpide.

 

Échos atténués d’une conversation paisible, éclats plus lointains des voix d’enfants (ils sont là-bas cachés dans les bosquets : on les aperçoit qui courent à contre-jour, on les entend fourrager dans les feuilles sèches, s’approcher à pas de fauves peu discrets, repartir plus bruyamment encore dans le sens de la pente en direction du bois…).

 

Écho des voix chères qui ne se sont pas encore tues, auquel se mêle celui des voix éteintes ainsi que, de loin en loin, les abois des chiens de chasse.

 

Clément soudain crie : « Bouh ! » pour effrayer son père resté sur le bouleau, et son cri se répercute contre la falaise ; après quoi tous deux viennent me rejoindre sur ma branche de hibou diurne, commentent la bizarre mais habituelle manie de leur père – « tu as fait un pont ! » −, réclament que je leur lise ce que j’ai ainsi tracé sur ces dernières pages du carnet, puis repartent courir après les ombres démesurées de leur vertigineuse enfance.

 

Silence, écho des voix, montagnes bleues nimbées de brume du côté de la Chartreuse, de Chambéry et de Belledonne.

 

Ici je trace, je marque l’arbre, le temps, le carnet, de l’empreinte de mon index.

Ici je m’ancre (et je m’encre), je crée un « ancrage », un lien mental avec ce lieu où j’ai été et où je suis encore si heureux parce qu’il m’y est moins difficile qu’ailleurs de me sentir délié des entraves mortifères et relié au monde, à la terre et au ciel, au grand soleil d’hiver, à la montagne, aux vivants, à la vie.

Je tente – ça ne coûte rien – et mémorise : index gauche appuyé sur l’écorce fendue du vieux bouleau rongé de lierre : éternité de l’enfance, joie avec ombres, pleine lumière de la toute fin décembre, écho des voix chères qui ne se taisent plus.

Et comme, tout de même, je n’y crois qu’à moitié, j’ajoute ces notes sans musique, avant de repartir d’un bon pas à travers les prés jaunes de Pragondran.

 

Pragondran, 27 décembre 2015 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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