Vigie, septembre 2021

 

 

 

Belles parenthèses

 

 

Viogiesept21 05

 

 

Ce sentiment chaque fois que l’écriture, l’amour ou la promenade ouvrent une parenthèse dans la prose des jours, parenthèse en laquelle on voit mieux, on vit mieux, comme une fenêtre peinte dans l’arrière-plan d’un tableau fait naître un autre tableau qui paraît excéder les limites du cadre.

Je repars sur le chemin des châtaigniers à une heure où je ne devrais pas être là, clandestin de ma propre maison, de mon propre hameau. Les bogues claires aux épines tendres brillent sur un fond de bleu doux automnal qui n’a pas le caractère plombé du ciel d’été. L’air du matin est à parfaite température, comme un bon saké, et parfaite s’annonce la parenthèse de la promenade. Je devise un moment avec le voisin qui s’amuse de la façon qu’a Rimski de se faire caresser derrière le portail par tous les passants connus et inconnus. Je criaille avec les geais – dont mes élèves tout à l’heure ignoraient si bien l’existence que, lisant leur nom dans un texte, ils les appelaient des « gais » (il m’a fallu du temps pour comprendre de quel oiseau ils parlaient). Cela m’amuse assez : je criaille donc avec les gays des chênes (car nous sommes un peu bas pour qu’il y ait en cette saison des gays des neiges, ou casse-noix mouchetés). Je me suis toujours senti plus à mon aise en leur compagnie qu’en celle des gays des boîtes, des bars, des quais de Rhône ou d’ailleurs. D’ailleurs, si j’avais à m’identifier à un oiseau (ainsi que je l’ai demandé à mes élèves de le faire tout à l’heure en s’inspirant de l’«Éloge de la mouette rosée » de Kenneth White) je ne choisirais certainement pas le geai, qui est trop bruyant, pas assez solitaire à mon goût, qui est certes très beau (et tant qu’à faire autant s’identifier à un bel oiseau plutôt qu’à une coracine chauve) mais trop massif, pas assez fragile ; ce serait donc le rouge-gorge ou le rouge-queue, pas à front blanc mais le plus commun, le tout noir et gris, le froisseur de papier, nomade modeste et montagnard discret.

On avance cependant. Voici le havre de la Martinette : un monde à part en cette combe protégée, ensoleillée, dont il vaut mieux taire les mérites et même l’existence car je pense que si les gens qui passent là-haut sur la route savaient quel charme se dégage de ce lieu, chacun voudrait s’y installer. Rimski procède à ses ablutions rituelles, toujours au même endroit, dans le ruisseau bien endigué qui longe le chemin. Soleil et remous. Trilles emportés. Odeurs d’ortie. Le temps s’arrête, le ruisseau coule.

Les fêtes de la jeunesse en ville sont intenses, enivrantes sans doute, mais si éphémères. Très vite le couperet du temps retombe et on te dit que la fête est finie. « Je voyais sa pauvre main caresser le souvenir d’un jeune homme au corps lisse, sa propre image déjà presque effacée dans un passé factice… » Au temps où j’aurais pu, ou j’aurais dû peut-être vivre ces fêtes-là, je ne l’ai pas fait, je ne l’ai pas pu. Comme chantait Anne Sylvestre, « j’avais peut-être le physique, oui, mais le cœur n’y était pas », et les peurs autistiques trop dures à dépasser. J’ai donc vécu en ermite au cœur de la ville. Je me console sans trop de peine en songeant que ces fêtes silencieuses que m’offrent désormais l’amour en quarantaine, l’écriture et la nature alentour sont plus durables, plus douces, plus paisibles, pas moins intenses en fait, et me correspondent bien mieux.

Voici cependant les travaux du nouveau barrage. Nul engin de chantier n’est en action aujourd’hui. Un homme seul est occupé à modeler les bords d’un parapet en béton, maniant la truelle avec beaucoup de minutie. On n’entend que le bruit du Gelon qui forme ici une petite cascade. Plus haut, l’odeur des ronces et des impatientes baignées dans le soleil matinal est si forte que la tête me tourne – et revoici l’ivresse ordinaire de la promenade ! Il y a dans cette odeur de la noisette verte, des mûres écrasées, un peu de menthe sauvage, des pétales d’impatiente infusés longtemps dans la rosée, des monceaux de feuilles mortes, de fougères, d’orties, et quelque chose qui est de l’ordre, disons, non pas de la jeunesse passagère que j’évoquais plus haut, mais de l’enfance éternelle. Ainsi nous sommes au moins trois à promener, mon chien, l’enfant en moi et ce marcheur adulte qui le protège et le comprend ; et puis, on pourrait dire que nous sommes quatre, cinq, dix, cent, mille, si j’ajoute les présences de tous les visages aimés, connus, qui sont là dans ma tête, ainsi que les traits inconnus de ceux-là qui, aujourd’hui ou plus tard, me liront peut-être.

Comme une fenêtre ouverte dans l’arrière-plan du tableau, l’amour, l’écriture et la promenade rouvrent une parenthèse infinie.

 

 

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