Vigie, septembre 2021

 

 

 

Le jeudi matin

 

 

Vigiesept21 02

 

 

Autrefois, à Maripasoula, dans ce petit village de Guyane où j’ai passé une année mémorable, le jeudi matin était consacré à l’écriture, car c’était le seul moment de relative tranquillité dont je disposais dans ce village par ailleurs assez bruyant. Je m’enfermais dans la petite pièce verte au sol nu, je mettais mes boules Quiès et j’écrivais à la main sur de grandes feuilles que je scotchais au mur Le grillon de l’automne. C’était alors ma façon à la fois de m’évader et de me ressourcer, arbre déraciné que j’étais.

Les hasards de l’emploi du temps font que cette année aussi le jeudi matin est un temps libre, que je consacre en partie à l’écriture – en partie seulement car il faut bien sortir Rimski avant de repartir travailler. D’abord, l’obligation dans laquelle je me trouve d’interrompre l’écriture me contrarie ; puis je songe, sitôt reparti sur les sentiers, que je suis en train de vivre exactement ce dont je rêvais, ce que je poursuivais autrefois et poursuis encore à travers l’écriture. L’équilibre entre les deux temps de la matinée – le temps assis et le temps debout, celui où seuls les mots bougent sur la page ou l’écran et celui où c’est le corps tout entier qui s’anime – est parfait.

Un héron gris traverse la bruine, passant pesamment dans le ciel lui-même d’un beau gris continu troué d’éclats blancs au-dessus du Grand Chat. Il fait encore assez doux pour que les abeilles s’activent. Deux chaises de jardin paraissent oubliées. Tout parait oublié, les hameaux déserts. La silhouette d’un homme en bleu de travail apparait furtivement au bout d’une ruelle des Landaz, mais on n’entend aucun son renvoyant à des activités humaines. Le chemin creusé dans la terre, bordé par les restes de vieux murets et qui devait être autrefois bien fréquenté, semble s’être assombri à cause de toutes les feuilles qui sont tombées et qui ont commencé à pourrir. Je m’arrête au-dessus de La Martinette. L’herbe verte repousse sur la terre brûlée. Fumées aux cheminées – dieu que j’aime cette odeur ! Les prés admirablement fauchés sur une surface assez importante, même dans la pente, forcent l’admiration. Je serais triste qu’il en fût autrement, que ce lieu ne soit plus entretenu comme il l’est encore aujourd’hui et que la forêt omniprésente, envahissante (et que, par ailleurs, j’adore) s’empare de ce bastion paysan.

Je songe à tout ce qui envahit et qu’on voudrait maintenir à l’écart : à cette tumeur nauséabonde qui ronge la mâchoire de ma vieille chatte de Guyane, naguère acrobate des bois-canons, à ces pensées mauvaises qui, au moment où je me livre à cette activité futile de la promenade, gagnent implacablement l’esprit de cet homme qui, dans quelques jours, mettra fin à ses jours, 

L’arbre au pic, le vieux tronc mort criblé de trous que je salue chaque fois en passant et qui ressemble à un totem crochu, pour autant ne m’inspire nulle idée morbide, et l’obscurité qui gagne le sous-bois me paraît bienfaisante. Je n’ai pas peur de m’enfoncer dans l’automne – non, de cela, je n’ai pas peur.

Cet homme, cependant, juché à l’intérieur de la pelle de l’engin de chantier, est-ce que parfois il n’a pas l’impression d’être un enfant occupé à quelque jeu de construction géant ? Est-ce que, voyant le tractopelle, il se dit : « Oh, le beau jouet ! » ? Est-ce qu’il faisait déjà cela quand il était petit ? Est-ce qu’on ne fait pas toujours la même chose en cette vie qui n’est faite que d’un instant ? Rimski peut en témoigner : je n’ai jamais rien fait d’autre que marcher sur un chemin plus ou moins boueux, en compagnie d’un chien et d’une cohorte de fantômes, à prendre des notes que je m’applique ensuite à recopier en hâte, sans raison, entre deux marches, entre deux tâches, dans l’heureuse parenthèse du jeudi matin.

 

 

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