Vigie, novembre 2021

 

 

 

Le Grillon de l’hiver

 

 

Vigie1121 04

 

 

Matin de givre encore, et l’on s’enfonce dans ce premier creux de l’hiver.

Je sais maintenant que Le Grillon de l’automne ne le passera pas, cet hiver, puisque la commercialisation de ce petit livre auquel je tenais cessera au 31 décembre pour diverses raisons commerciales (l’augmentation du prix du timbre fait perdre de l’argent à l’éditeur lorsqu’il faut envoyer un exemplaire de ces livres de poche bon marché).

Je ne pensais pas en être affecté, d’abord parce que j’avais dans l’idée qu’on en ferait une édition nouvelle revue et augmentée (c’est peut-être ce qu’il faudrait faire), et je suis surpris par l’intensité de la désolation, naturellement excessive, qui s’est abattue sur moi. Je sais bien que les livres sont, comme toutes choses, éphémères, et qu’il s’en vendait peu chaque année depuis sa parution en 2014, mais cela me renvoie au peu de visibilité et à la précarité de mon travail d’écrivain. Je ne me suis jamais soucié de vendre ou de promouvoir mes livres, en dehors des participations ponctuelles à divers événements auxquels j’étais invité, car j’estime que ce n’est pas mon affaire : un écrivain doit vivre et surtout écrire (j’ai déjà si peu de temps pour le faire), vivre pleinement pour nourrir l’écriture et écrire en retour pour célébrer la vie – il n’a pas de temps à perdre en mondanités, ni même à solliciter des éditeurs (ce devrait être à eux de le faire), ni à s’occuper de mettre en page et de faire imprimer des livres (ainsi que je regrette un peu de l’avoir fait pour les deux petits ouvrages issus de ma collaboration avec Jérôme Bouchard). Mais j’aimais me dire que ce travail-là était disponible, cela restait comme une porte ouverte.

Je pense aussi être capable de me juger sans trop me dénigrer ni me surestimer : la moindre page de Jaccottet ou de Proust vaut mille fois mes griffonnages, mais un livre comme le Grillon est bien plus vrai, plus juste, plus sensible et plus authentique que bien des livres publiés dans de grandes maisons par des auteurs plus ou moins en vue. En tant que lecteur, c’est-à-dire les rares fois où je rouvre mes livres en les ayant oubliés, je m’y retrouve. J’écris des livres chaque fois différents qui ne ressemblent pas à ceux que d’autres ont écrit, qui explorent même des pans de l’expérience humaine peu ou pas abordés par la littérature. J’écris les livres que j’aimerais lire et dans lesquels on entend une voix qui m’est propre – ce qui n’est déjà pas si mal, pas si fréquent.

Cela pose la question de savoir ce qu’il convient de faire. Envoyer des courriers chez des éditeurs qui n’ont nullement besoin de moi, c’est gâcher des timbres, du temps et de l’espoir (même si je le ferai sans doute, plus tard, lorsque j’aurai fini Le Livre de Madère ou l’un des cinq ou six projets qui me tiennent vraiment à cœur). Monter une maison d’auto-édition, à l’image de ce qu’ont fait mes amis chanteurs (Anne Sylvestre la première, puis Vasca, Bertin, tous les autres…) serait à certains égards gage de liberté, mais je n’en ai ni le temps, ni l’argent, ni la motivation.

Que faire ?

Continuer à écrire clandestinement, « pour sa poubelle », comme l’écrivain-assassin de René Frégni dans ce livre naguère dédicacé à ma mère que j’ai lu cette nuit, ou pour ma fenêtre de toit recouverte de givre, pour cette corneille juchée sur le sapin d’en face et qui croasse avec l’air de se moquer, pour l’escargot sur le sentier et tous les grillons en hiver…

 

8/11/21

 

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