Vigie, novembre 2021

 

 

 

Premier jour de givre

 

 

Vigie1121 03

 

 

Les feuilles luisent dans la pénombre et craquent sous la botte, tout le jardin est recouvert de givre. Attaché à sa tyrolienne, le chien aboie dans les aigus parce que je ne l’ai pas gardé à la cave près de moi pendant la séance d’accordéon du matin ; lorsqu’enfin je le délivre, je constate, d’une part, qu’il a commencé à creuser de belles galeries, et d’autre part qu’il protestait surtout parce qu’il voulait urgemment faire ses besoins en dehors du jardin… On repart d’un bon pas à la rencontre des premières sensations de l’hiver : la sensation du froid au bout des doigts malgré les gants ; le givre qui crisse ; les vaches rassemblées dans la partie du pré déjà ensoleillée où le vert commence à revenir ; et puis aussi : le cri des corneilles, le rire d’un pic, un geai qui s’envole en protestant poursuivi par Rimski, la dernière feuille d’un tilleul sur fond de ciel bleu que j’ai d’abord prise pour un oiseau bizarre.

Je profite d’une halte de Rimski, occupé à flairer je ne sais quoi, pour regarder une maison de village au hameau des Landaz. C’est une maison bien  ordinaire comme on en voit beaucoup ici, accolée à une grange en assez mauvais état avec le toit couvert de mousse, et dont seule une petite partie est aménagée. Ce qui me plait, c’est cette sous-pente aux deux petites fenêtres dont les volets verts, usés, fermés, donnent sur Belledonne – c’est ce contraste entre l’étroitesse de cette baraque si banale où il n’y a sans doute qu’une ou deux toutes petites chambres lambrissées, et l’immensité de la montagne. Je peux facilement m’imaginer vivant ici en locataire, comme je l’ai fait autrefois dans le village de Doucy-en-Bauges où j’étais allé terminer l’écriture du Grillon de l’automne. Locataire imaginaire, j’ouvre les volets verts et je regarde la ruelle étroite, la montagne immense et ce quidam au chien blanc qui passe en contrebas…

Les champs fument, c’est très beau toute cette vapeur d’eau qui monte dans la lumière du matin, cette rumeur du torrent et les crêtes blanches sur fond bleu.

Cette fois c’est à moi d’imposer à Rimski une halte qu’il n’apprécie pas du tout, à l’entrée de La Martinette, parce que j’aime décidément beaucoup ce contraste entre le champ tout blanc à main gauche et le vallon tout vert à main droite, ainsi que les baies rouges des aubépines prises dans le givre. Prendre en hâte, avec le téléphone, une de ces photos de piètre qualité dont j’orne ensuite les textes de ma Vigie, devient toute une affaire : il faut enlever les gants, ouvrir la doudoune tout en tenant Rimski ; la prochaine fois j’emporterai peut-être un appareil photo.

En passant devant les thuyas une odeur aigre m’arrête encore. Je connais cette odeur, qui fait remonter en moi des sensations d’été et d’insectes, me semble-t-il, et je m’agace déjà à l’idée de ne pas réussir à en identifier la provenance, lorsque l’image me vient de ce que mon nez a reconnu : la punaise – les thuyas givrés rappellent l’odeur défensive de la punaise. Il y a peut-être des punaises dans le thuya, ou bien le thuya gelé sent la punaise, je ne sais pas, j’explorerai cela lors des prochains passages (qui confirment ce fait qu’on pourrait sans doute expliquer scientifiquement : le thuya mouillé – le gel n’est pas nécessaire – sent bel et bien la punaise…).

Rimski est déchaîné. Il bondit sur les talus, plonge dans les ronces, aboie après les ânes, s’empare d’un sac qu’il fait mine de ne pas me rendre – bref, il présente tous les symptômes d’un Samoyède qui a besoin d’exercice ; la course qui s’en suit me fait regretter de m’être encombré d’une doudoune, d’une écharpe et de gants dont j’aurais pu me passer, puisque je finis une fois de plus en tee-shirt.

Sitôt finie la course, Rimski manifeste une fois de plus sa désapprobation quant au choix de l’itinéraire : suivre le chemin prévisible des hommes au lieu des sentes odorantes laissées par les chevreuils est à ses yeux et museau une aberration. La longe de dix mètres lui permet néanmoins quelques cavalcades sous contrôle. Traverser le petit pont gelé tout en tenant la dite longe m’évoque le ski nautique, ou quelque film burlesque – j’évite de justesse le gag de la glissade. Rimski est mon hors-bord, l’animal débordant qui m’emporte en dehors de mes livres, de mon cadre domestique, de mes habitudes d’avant lui, de mes manies d’humain. On slalome entre les arbres, le soleil atteint maintenant le fond de la combe saturé par l’odeur des impatientes et tout givré, tout fumant, tout brillant, les arbres ici paraissent immenses, des oiseaux inconnus passent en lançant des appels affolés qui me rappellent le vol des oies sauvages. Je ne retiens pas Rimski lorsqu’il fonce vers le Gelon et me voici à sa suite empêtré dans les ronces pendant que lui court dans l’eau froide, bondit de rocher en rocher, et je ressens la nostalgie de ce temps pas si lointain où je pouvais remonter avec lui le Nant sans le tenir en longe (et nous jouions à cache-cache…) : cela n’est plus possible, ce serait imprudent, je ne peux plus laisser libre mon beau loup entravé.

Cette fois, c’est un lactaire orangé enfoncé dans la mousse bien verte que je prends en photo, parce qu’il sent bon, parce qu’il est beau, avec un peu de givre dans le creux du chapeau comme des cheveux blancs aux tempes d’un vieil adolescent – pendant que mon chien fou s’en va, lui, de son côté, après avoir regagné le sentier sans que je m’en aperçoive.

Je repense à ces paroles de l’éducateur canin : « Il faut savoir ce que vous préférez, promener votre chien ou être promené » ; dans mon cas, il est bien évident que ce n’est pas moi qui mène la danse – même si un peu plus de discipline me conviendrait assez, car cela me permettrait de photographier tranquillement cet escargot si fin, si fragile, si touchant, occupé à traverser une flaque sur un radeau de feuilles.

Je comprends soudain d’où vient au chien cette frénésie particulière, et d’où me viennent ces envies de photos (assez ponctuelles chez moi car je ne suis pas photographe) : c’est bien sûr ce premier jour de givre qui, chez mon chien russe, ravive le souvenir léger de son premier hiver de l’an passé, ici même, ainsi que celui, plus profond, de sa race nordique ; et puis, chez moi, cette fascination que j’avais dans l’enfance pour l’hiver et le froid qui me fit tant aimer les livres de London ou, plus tard, la poésie de Bashô ou celle de Kenneth White. Les portes de l’hiver vont se rouvrir, et j’en éprouve chaque fois une curieuse exaltation.

 

5/11/21

 

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