Vigie, novembre 2021

 

 

 

L’homme qui marche

 

 

Vigie1121 06

 

 

« Le désespoir n’existe pas pour un homme qui marche… »

Jacques Réda

 

 

Parfois je marche sans parler, presque pour rien, gagné par le flou des feuilles et l’évanescence de toute chose. Je suis attaché à mon chien, c’est pour cela que je sors, que je tourne en rond, mais cette situation me permet aussi de ne me poser aucune question quant au sens de la marche : ce n’est pas moi qui le fixe, je me contente de suivre. Mon regard alors se perd parmi les bogues, les striures du goudron, les gouttes d’eau, les brins d’herbe. Ici ou là je reconnais encore une tête de chat, les oreilles d’un âne, l’arrière-train d’un renard, ou bien mon chien couché parmi les vaches, mais tout cela semble en apesanteur, vu comme dans un rêve ou un tableau de Chagall par flashes visuels aussi intermittent que les odeurs que je hume au hasard : odeurs de feuilles tièdes quand on passe sous les chênes au soleil, odeurs d’encens et de suie au hameau de La Martinette…

Je ne parle pas, je ne regarde rien, et mon chemin devient de plus en plus abstrait : des taches jaunes, des traits brillants, des ronds gris clair sur la surface sombre et lisse de ce que je ne sais même plus être un hêtre, et puis le vert profond des ronces, des mousses et des fougères qui émerge de ce rêve automnal et me ramène à une réalité, disons, figurative. Je quitte le flou panoramique qui me sert aussi, lorsque je suis en société, à ne pas voir les gens, et, réglant la focale de ma vision comme on le fait avec un appareil photo, je regarde de nouveau avec netteté et précision les remous du Gelon, le tronc abattu, la queue en panache du chien blanc qui se balance devant moi. Je me souviens qu’enfant, je m’amusais à passer ainsi du net au flou et du flou au net, à fermer mes paupières pour percevoir autrement la lumière. Je me demande si tous les adultes qui promènent un chien ici, dans la campagne (la ville ne permet pas ces sortes d’abandon), s’amusent aussi de cette façon, consciemment ou pas. Je ne connais pas de livre qui décrive ces expériences vécues par l’homme qui promène son chien – hormis peut-être certains mangas de Taniguchi comme L’homme qui marche (mais je ne crois pas qu’il y ait un chien, c’est dans une autre histoire d’ailleurs pathétique qu’il est question des derniers mois de la vie du chien de la famille) ; quant à Jacques Réda, on l’imagine mal avec un Samoyède attaché au guidon de son Solex…

Soudain c’est la forêt qui, d’elle-même, décide de tout flouter, en faisant choir sur le sentier qui en est déjà jonché des gerbes de feuilles jaunes jetées à la volée dont je me demande d’où elles viennent, car les saules marsault sous lesquels je passe semblent déjà tout nus (il faut plisser les yeux pour apercevoir, à contre-jour, les dernières récalcitrantes qui restent accrochées).

 

15/11/21

 

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