Vigie, novembre 2021

 

 

 

Le compte à rebours

 

 

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Le premier regard ce matin n’est pas pour le jardin trempé, ni pour la cime dépenaillée de mon poirier, ni même pour le chat Musique allongé contre moi, mais pour l’horloge. Le compte à rebours est enclenché. Je sais bien que le compte à rebours est toujours enclenché, mais c’est en général à une échelle qui nous dépasse et sans qu’on puisse déterminer avec certitude le moment de la fin. Dans le cas particulier de la mort programmée, on sait : ce soir, à dix-sept heures trente, Onça, ma petite chatte de Guyane, cessera d’être ce qu’elle est. C’est cela, surtout, qui me sidère : qu’un être vivant, animal ou humain, soudain ne soit plus rien – et cet instant où tout bascule vers ce rien, cette frontière qu’on ne peut franchir que dans un seul sens.

Comme chaque matin Onça ronronne sur le plan de travail de la cuisine, ronronne d’autant plus qu’on lui a préparé un festin.

Sur la route j’écrase le cadavre encore frais d’un écureuil, et puis, plus loin : un grand renard roux adulte est allongé au milieu de la chaussée, et cinq mètres plus loin un renardeau.

La journée s’écoule paisiblement, malgré ce tic-tac de l’horloge qui s’atténue par moments puis qu’on entend à nouveau encore plus fort. On fait de la musique en duo, accordéon et flûte. On lit sous les combles Dans la nuit, le livre de Perrine Lamy-Quique qui reconstitue à partir d’archives et d’entretien la catastrophe survenue en avril 1970 au sanatorium du Roc des Fiz, sur le plateau d’Assy, qui tua 71 personnes dont 56 enfants : livre nécessaire, il n’y en pas tant que cela, qui remet en mémoire le drame oublié, la parole de ces pauvres gens autant que l’arrogance du docteur et les petites manigances des architectes ; livre vertigineux, car on voit s’approcher ce moment du glissement de terrain à travers les points de vue de ceux qui y furent mêlés, on sent venir cet instant où va basculer la vie de ces familles endeuillées à jamais par la mort insupportable – et évitable, car un premier glissement s’était déjà produit – de ces enfants, et je ne sais plus si je pleure à cause d’eux ou de ma chatte, ou de la mort en général…

Puis on repart marcher, identifier les arbres du sentier. « Cet alignement nu qui forme au-dessus du Gelon comme un tunnel, ce sont des aulnes glutineux mêlés de bouleaux pubescents, je pense. Là-bas devant la ruine, c’est bien un merisier ? ­ – ­ Mais non, c’est un pommier ! – Regarde, il reste pourtant de toutes petites cerises ! Je vais les attraper pour vérifier… flûte, elles sont tombées dans le fossé ! Mais il y en a plein encore en haut de l’arbre, et au sol !… » Je dégringole alors le talus et croque les minuscules pommes acides et fraîches. La ruine près du Gelon offre encore un assez bel abri, la charpente tient bon. On regarde les champignons noirs, les moisissures orange sur les branches. Les ânes braient après le chien qui s’est échappé et qui court autour d’eux jusqu’à ce que je le rattrape… Instant d’éternité. On prolonge la promenade, on slalome entre les arbres, on bifurque au Landaz, comme si tous ces détours allaient permettre d’arrêter le tic-tac infernal…

Au retour, la chatte est introuvable.

Je fouille toute la maison, le garage, le jardin, cherchant jusque dans des tiroirs qui sont restés fermés. Elle qui ne quitte plus guère son canapé-griffoir au-dessus du radiateur, est allée se cacher je ne sais où – à croire que les chats nous comprennent. Le vétérinaire fixe une nouvelle échéance : « Je suis ouvert jusqu’à sept heures. »

Ç’aura été l’ultime pied de nez à la mort de ce petit félin qui, en principe, aurait dû mourir très peu de temps après sa naissance sous les pierres que lui jetaient les Haïtiens de Bonhomme lorsqu’on l’avait sauvée. Une heure de vie en plus, une heure d’une sieste paisible au plus profond des combles cachée derrière le linge – et c’est peu dire que je suis désolé de l’entendre enfin me répondre…

Dans la salle d’attente du vétérinaire arrivent une petite fille, son papa et leur chien de deux mois qui fait sa première visite. Le début et la fin. L’horloge a parlé. Je regarde l’aiguille s’enfoncer dans la peau. Je jette sur la tombe creusée près de celles de Chadek et Patawa, ses compagnons de Guyane, une brassée de feuilles.

 

 23/11/21

 

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