Vigie, novembre 2021

 

 

 

La traversée

 

 

Vigie1121 08

 

 

Parfois l’écriture et la vie tout de même se décalent et se heurtent, parce que leurs exigences s’opposent. Il y a des choses qui demandent à être dites et qui nécessitent qu’on s’y arrête, qu’on arrête le cours ordinaire de la vie pour s’y consacrer tout entier. C’est ce qui m’est arrivé pendant les quelques mois qu’a duré l’écriture de L’éloignement : je ne pouvais plus avancer, ni dans la vie ni dans l’écriture, sans en passer par ce récit, écrivant souvent de nuit, et la réalité d’hier se superposait alors à celle du présent jusqu’à la supplanter.

À plus petite échelle, c’est aussi ce qui m’arrive aujourd’hui depuis qu’un rêve, vers les cinq heures ce matin, m’a réveillé, dont les images m’ont tant touché que je ne pense plus depuis qu’à elles. J’ai eu le tort de ne pas chercher tout de suite à les fixer par écrit, si bien qu’il ne m’en reste, quelques heures plus tard, que des bribes, mais des bribes qui m’obsèdent, qui font que, marchant sur le chemin trempé, je vois à peine la limace noire qui glisse sur la terre noire et les bogues pourrissantes. Pour un peu j’en négligerais presque de consoler mon pauvre chien qui, en voulant boire à l’abreuvoir des vaches, a reçu au museau une décharge électrique dont il n’a sans doute pas compris la provenance mais qui fait qu’arrivé un peu plus bas devant le troupeau il passe son chemin, l’échine courbée, à toute allure, sans chercher à lécher les bovins qui nous regardent passer avec ce que j’interprète comme de la déception.

Il fait froid et surtout très humide. Novembre a viré au terne et au gris mais moi, j’ai dans la tête des images de mer très bleue et d’île au loin, des images de Madère. Je suis sur un bateau à moteur d’une trentaine de mètres peut-être et qui roule beaucoup, en compagnie de mon père et de ma mère. Tout est très bleu, très vif, les vagues viennent de côté et donnent la nausée. On s’approche d’un rivage de sable noir que je reconnais bien, car nous avions passé un long moment sur cette plage à une époque de la vie où la menace n’était encore qu’une idée bien confuse.

Dans la scène suivante nous visitons une ville que je dis portugaise, avec des maisons coloniales à larges galeries et, au loin, une sorte de château vers lequel nous marchons. Il faut franchir un pont et s’engager le long de corridors très lumineux pour atteindre la citadelle, mais voici que nos chemins bifurquent, que nous sommes séparés, que je les perds de vue. Je suis grand, dans le rêve, je suis adulte, mais paniqué comme un petit enfant. Je les cherche dans la foule. Je sais que je ne pourrai pas trouver seul le chemin du château. Me voici sur une esplanade baignée de soleil encore. Ils m’appellent mais je ne les vois pas et je crie. Lorsqu’enfin je les retrouve je me serre contre eux en pleurant, surpris de ce si grand chagrin, et surpris surtout de retrouver ma mère en vie et toutes les sensations de l’enfance.

Ce sont ces sensations que je recherche ensuite en écrivant ces lignes, que je retrouve d’ailleurs entre les mots à mesure que j’écris : ce grand chagrin, cette lumière.

De la lumière, il y en a aussi pourtant sur le sentier : ce sont les feuilles jaunes de l’érable dépouillé. Il faut, me dis-je, sentencieux, ce dépouillement pour percevoir vraiment la lumière, le jaune éclatant de la feuille sur le sol, le soleil sur la page, dans le rêve et dans mes souvenirs. Je ne suis pas triste. J’ai ce soleil dans ma tête et le cœur débordant de gratitude pour elle qui n’est plus là (cela demeure très contrariant), mais dont l’absence est cette lumière au bout du corridor ou ce château qu’un jour je rejoindrai.

Sur le pont le sang n’a pas caillé, pas disparu. J’ajoute son rouge sombre à la palette de mon texte.

Peut-être, me dis-je, faudrait-il que l’écrive ainsi, mon Livre de Madère : en marchant, sans me soucier d’un plan ni surtout de séparer le passé, le présent, écrivant au gré des souvenirs et des images du chemin, tantôt dedans, tantôt dehors, et cette sente au bord du Gelon deviendrait alors levada, les impatientes défaites et les ronces écrasées une haie d’agapanthes, les saules nus de grands eucalyptus. Léo alors serait de nouveau le tout petit enfant qui courait en suivant au fil de l’eau le bâton attaché à une ficelle qu’il appelait sa truite, et je saurais que si je ne vois plus ma mère c’est seulement parce que le virage ou le brouillard qui est tombé sur Madère momentanément la masque.

Nous marchons sur ce chemin de grande extase où j’ai perdu toutes mes images. Je vois la mer très bleue au loin en contrebas, j’entends sa voix, je saigne.

 

18/11/21

 

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