Vigie, novembre 2021

 

 

 

Une flaque de sang dans la nuit

 

 

Vigie1121 07

 

 

« Il y a de grandes flaques de sang, dans le monde… »

Jacques Prévert

 

 

C’est un vrai soir de novembre tout froid, tout trempé, où les maisons prises dans le brouillard semblent, quand on les voit en passant de l’extérieur, des havres inaccessibles, et où les phares des voitures transforment par intermittence la route en théâtre – après quoi le sentiment de désolation qui gagne le cœur du promeneur est pire encore que, pour l’artiste après le baisser du rideau, le spectacle de la salle vide.

Je m’enfonce vers le Gelon. Du décor familier je ne vois plus que la trame, l’ossature du chemin, la ligne peinte très approximativement par les ouvriers pour éviter l’accident, les bas-côtés blafards cernés de nuit. À l’approche de la rivière le brouillard se fait plus dense. Je l’ai bien cherché, comme j’ai bien cherché aussi cette image des silhouettes d’arbres sur la crête émergeant du brouillard, ou celle de ce champ bleuté. Je l’ai bien cherché : j’ai attendu le crépuscule pour partir faire mon tour avec Rimski car j’avais envie de marcher de nuit, comme si le brouillard n’était pas suffisant pour donner à notre escapade un air d’étrangeté…

Parler seul dans la nuit, c’est vraiment parler seul. Marcher seul dans la nuit, c’est vraiment marcher seul. Sans le vouloir on baisse la voix, on ralentit le pas, on prend des allures de voleur. Puis j’allume la lampe frontale qui orne ma casquette de chasse, éclairant crument le chemin tandis que la forêt, par contraste, semble plus sombre encore. De petits papillons blancs dansent parmi les gouttelettes qui tombent devant ma lampe. Le harnais phosphorescent achève de donner à mon chien une allure de fantôme ; son regard vide lorsqu’il se tourne vers moi fait peur. Qu’est-ce qui brille ainsi sur le chemin ? Ce sont les feuilles des chênes – il fallait venir à cette heure pour savoir que les feuilles des chênes brillent la nuit… Plus loin dans la forêt voici les deux lampes allumées d’un renard. Rimski tire fort sur sa longe. Je balaye du faisceau de ma frontale la forêt et le torrent, rêvant de voir apparaître comme autrefois en Guyane les flammèches rouges des caïmans. Les herbes couvertes de gouttes d’eau dans la lumière blanche de ma lampe semblent des algues. Je suis dans cette nuit de  novembre comme un plongeur dans une fosse marine, une haie de murènes dodeline de la tête à mesure que je sombre, des chevreuils palmés et des sabbats de sangliers marins nagent au-dessus du Gelon et les bulles blanches de ma respiration s’élèvent vers le ciel d’un noir plus bleu qu’on devine à peine, très loin, à la surface…

Et puis, voici le port, le pont, à l’entrée duquel luit une flaque de sang frais. Quel drame vient de se nouer ici ? Je suis le fin trait rouge qui traverse le pont, cherche en vain dans les buissons un cadavre, une bête mourante, puis remonte plus rapidement jusqu’à la Martinette.  

Les maisons, prises dans la nuit et brouillard, quand on les voit en passant de l’extérieur dans la nuit assassine, semblent  des havres inaccessibles.

 

17/11/21

 

Ce contenu a été publié dans 2021. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.