Vigie, novembre 2021

 

 

 

L’écriture et la vie

 

 

Vigie1121 02

 

 

« Quel bonheur de faire glisser une plume sur du papier blanc, sans se dire qu’il faut absolument raconter quelque chose… »

René Frégni, Dernier arrêt avant l’automne

 

 

Jeudi de novembre. Jeudi de grande lumière. Je dis la grande lumière de novembre, les rayons à peine tièdes du soleil qui, passant entre les nuages et les feuillages bariolés mais de plus en plus troués des arbres, semblent gagner en intensité, comme le bonheur aussi parait peut-être plus intense lorsqu’il se détache sur un arrière-plan de tristesse.

Je dis ces éclats de lumière à midi sur la neige fraîche des crêtes, les nuages d’altitude et le pelage du beau chien blanc.

Je dis aussi le bonheur partagé de courir longtemps dans la descente. Comme dans l’amour le cœur bat plus vite, le souffle se fait plus ample…

À l’approche des travaux, là où la route est barrée parce qu’on est en train de construire une station de pompage, je bifurque pour ne pas gêner le chantier et provoque la colère de Rimski, une vraie colère avec grognements, trépignements enfantins et morsure de laisse, car il aime se faire flatter par les ouvriers. Je détourne sa frustration en le laissant aller dans l’eau. Une fois de plus il aboie après le Gelon, arrache une branche, en transporte une autre qui est presque un tronc, avec une vitalité qui me fait penser qu’en fin de compte, ce chien n’est pas destructeur : s’il le voulait, s’il n’était pas satisfait de la vie qu’il mène avec nous, il pourrait mettre à sac la maison en moins de dix minutes. Je le laisse ainsi grogner, gratter, creuser, mordre et patauger, un œil sur son manège (il est en train de déchiqueter des coussins d’écume), un œil sur les feuilles dorées qui tombent d’un grand chêne.

Avançant de nouveau sur ce sentier toujours pareil et toujours différent, je songe que je vais vraisemblablement le parcourir ainsi (sauf accident de la vie) pendant plus de dix ans, que cela va me prendre des centaines, des milliers d’heures que j’aurais pu consacrer à écrire des romans, pourquoi pas, à mener même une carrière d’écrivain en partant à la recherche d’un éditeur connu et de lecteurs nombreux, perspective qui me semblait si naturelle lorsque j’étais enfant ou adolescent et qui, au fond, ne me déplairait pas, mais que les choix de vie que j’ai faits (ou les choix que la vie m’a imposés) interdisent ou contraignent fortement.

Mon écriture est contrainte par la vie que je mène, par le temps que je passe à jouer de la musique (sans nul espoir de devenir jamais vraiment musicien), à travailler pour le collège, à promener mon chien. Tout cela, je pourrais l’évoquer aussi bien dans un ouvrage de fiction narrative – comme ce Roman de Madère commencé depuis des lustres mais qui n’avance pas. Comme l’écrit René Frégni en faisant parler le narrateur de Dernier arrêt avant l’automne, en la voix duquel il est facile de reconnaître celle de l’écrivain, on peut évidemment évoquer tout ce qu’on a vécu à travers un dispositif romanesque ; mais la conduite d’un tel dispositif et la construction d’une trame narrative m’obligeraient à détacher l’écriture de ma vie quotidienne, à en faire une excroissance imaginaire autonome. Or, indépendamment de ces contraintes que j’ai quand même choisies, ce n’est pas ce que j’aime le plus dans l’écriture. Je peux apprécier ces éclairages rétrospectifs qui rendent présents le passé (René Frégni écrit à ce sujet des pages justes et belles : « J’écris le mot tilleul et je suis tout de suite sous un tilleul, le mot lessive et je revois ma mère étendre des draps dans la lumière du jardin et la joie de sa jeunesse. ») Mais j’aime plus que tout (et dans ce domaine mon plaisir seul est souverain) qu’elle soit cette lampe que je promène en plein jour sur tout ce qui m’entoure et sans laquelle même le plein jour reste la nuit. Cette écriture-là, celle que je promène en même temps que mon chien, m’est indispensable. L’autre, celle qui permet de se plonger dans l’élaboration d’un livre détaché du présent, celle que j’ai malgré tout expérimentée en écrivant naguère L’éloignement, est utile et même nécessaire à l’écrivain que je suis, mais beaucoup moins à l’individu. Il y a un équilibre à trouver entre l’écriture et la vie (l’une sans l’autre ne m’intéressent pas, ne me suffisent pas), entre l’écrivain et l’individu, un équilibre qui est propre à chacun et devrait interdire les malédictions proférées par les autobiographes vis-à-vis des romanciers ou,  inversement, par les fervents de la fiction contre les greffiers du réel. Nous faisons bien le même métier, je crois, qu’on prenne des notes en ahanant dans la forêt ou qu’on écrive en chambre ou sur une table de bistro : au bout du compte, on s’assoit face à un cahier, un écran, pour faire danser comme on peut le langage.

Quand j’ai lu ce roman de René Frégni, Dernier arrêt avant l’automne, j’ai reconnu dès la première phrase (lapidaire, parfaite : « Le monastère est pourpre. ») un chorégraphe du langage avec lequel je pouvais m’entendre. Il y a, dans sa façon de rythmer sans à-coups ses phrases, d’user finement de l’assonance et de l’allitération, dans la précision sensible et sensuelle des descriptions qui convoquent, ce qui est assez rare chez un écrivain masculin, aussi bien la vue et l’ouïe que l’odorat, quelque chose qui me parle immédiatement, en dehors de l’histoire racontée qui ne me semble qu’un prétexte (je me suis toujours dit que Balzac, dans Illusions perdues, avait sans doute eu plus de plaisir à décrire Lucien qu’à raconter ses aventures – il est assez clair en tout cas que c’est dans la description qu’il se laisse vraiment aller en oubliant peu ou prou son lecteur). La description de l’arrivée au monastère ou du premier jour de neige, éclipse à mes yeux l’intérêt de l’intrigue, et je rêverais de lire sous sa plume un journal intime et extime des saisons, à la façon de Julien Gracq ou bien d’un Abraham sans son phare (je pense toujours au bel Ici présent…).

Ça y est, je tire la couverture à moi, je projette mes rêves d’écriture sur autrui ! – En attendant, les deux ânes de La Martinette saluent de leur braiment notre passage, Rimski continue à bondir, à courir, me faisant franchement transpirer dans la montée finale.

Pour rendre compte de cela il faudrait des phrases bondissantes, transpirantes, un peu essoufflées sur la fin mais on comprend pourquoi, et puis partout des traversées de grives et des odeurs de feuilles – le monde mouvant, la vie imprévisible…

 

4/11/01

 

Ce contenu a été publié dans 2021. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.