Ostinato

La tourterelle a relancé l’ostinato de son chant, auquel une corneille juchée au sommet d’un prunier semble répondre. Je marche vite pour me réchauffer et pour oublier les nouvelles du matin. Cette nuit les chars russes ont tiré sur la principale centrale nucléaire d’Ukraine, qui a pris feu. Les informations disent que l’incendie est éteint et que tout est sous contrôle, mais il y a bel et bien eu, semble-t-il, des bombardements, et la centrale est désormais occupée par les Russes. Je me souviens des cauchemars que je faisais lorsque j’avais onze ans, l’âge de Clément aujourd’hui, à cause de Tchernobyl et de son nuage qui ne s’était pas arrêté à la frontière. Peut-être toutes ces pages écrites ces derniers mois, ces dernières années, seront-elles bientôt les vestiges du monde désormais inaccessible d’avant la catastrophe. C’est peut-être pour aujourd’hui, ou demain, ou la semaine prochaine, l’instant fatal où tout bascule : mars 2022…
Comme toujours je dis cela parce que je n’y crois pas et puis, pour conjurer les mauvais rêves, les mauvaises nouvelles, ce pire dont le président hier a dit qu’il était à venir, et pour tenter de prendre conscience de ce qui reste inconcevable : que tout ce qui semble tangible et presque éternel ne l’est pas davantage que cette plaque de glace qui vient de se briser au passage de Rimski. Voilà ce que c’est que de vivre dans un monde incompréhensible : on ressasse, on répète des évidences pas du tout évidentes, on se blesse à enfoncer des portes ouvertes pas si ouvertes que cela.
Et puis, retour à l’évidence : comme on marche sur la neige dure dans la partie la plus froide de la combe, trois jeunes chevreuils, les mêmes qu’hier, pointent leurs museaux de l’autre côté du torrent et considèrent Rimski avec curiosité. Ceux-là n’ont manifestement pas compris le sens de la vie, le sens de la menace (il suffirait que la laisse se casse pour qu’ils comprennent et s’enfuient). Je poursuis mon chemin, entraîné par cette boussole affolée qui m’indique en haletant son nord à elle : là où sont les chevreuils.
La statue de neige cette fois a complètement disparu, mais la glace persiste devant le grand épicéa effondré en cette grande flaque grise où l’on admire encore les efflorescences spectaculaires qui, observées autrefois sur la fenêtre de toit, furent à l’origine du premier texte de « la vigie du Villard ». Au commencement était la glace ! Mais le printemps avance à mesure qu’on avance, on patauge à présent dans la boue et les petits rus scintillants où se reflète l’or du soleil de neuf heures.
Le bruit d’un hélicoptère ramène à l’idée de la guerre. Le pire est en approche, ce pire que tant de pays connaissent parfois depuis des décennies et dont le seul souffle ressenti de loin, depuis l’abri de ma vallée, suffit à sidérer. Le bruit du torrent recouvre et emporte celui de l’hélico. Rien ne brûle ni ne fume ici, si ce n’est un peu de brouillard en fond de combe. Quand on arrive sur l’esplanade où sont couchées les vieilles ronces et les lianes cassées des impatiences, on sent bien que celles-ci, ronces et impatiences, sont déjà toutes frémissantes de vigueur printanière, prêtes à se redresser et à envahir de nouveau tout l’espace disponible en une conquête ni guerrière ni même vraiment violente, malgré les épines des ronces et la nature invasive des impatiences, mais triomphale. Puis la lumière déborde des crêtes, dégivrant le grand champ de la Martinette comme un peintre qui revernirait à neuf son propre tableau, d’un coup de pinceau méticuleux et régulier. Que n’existe-t-il pas, ce peintre tout-puissant capable aussi de repeindre un pays ravagé en pays intact, un cadavre d’enfant en un enfant qui joue, un dictateur détraqué en homme de bon sens, les paniques passagères en quiétudes durables, le mal en bien, la guerre en paix…
04/03


