Route, mars 2016

 

 

 

RÊVE DE ROUTE 

 

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Tout en conduisant à vive allure je me penche vers le volant, que je lâche bientôt pour acrobatiquement coller mes mains et mon front contre le parebrise. Comme le filet d’eau claire d’une cascade ou comme les murs pour le Passe-muraille de la nouvelle de Marcel Aymé, le verre n’offre aucune résistance et je le traverse sans peine.

Aussitôt  l’odeur du fumier qu’on a répandu ces jours-ci dans les champs monte à mes narines, j’entends le vrombissement du moteur en même temps que la clameur des passereaux et je sens le vent fouetter ma peau. La voiture continue d’avancer, dont je suis la figure de proue. Ici ou là je perçois les traits blancs des prunus en fleurs, les cierges ouverts des magnolias, les tâches jaune pâle des primevères, celles jaune vif des premiers forsythias, et je me dis qu’il est plus agréable de voyager ainsi sur le pont à l’avant du bateau plutôt qu’en cabine ; j’aurais dû essayer cela plus tôt.

Je ferme à demi les paupières à cause du vent et je me penche un peu plus au-dessus de la route. Je me risque à lâcher les mains que je tenais accrochées à la carrosserie et flotte comme en apesanteur, ne tenant plus que par les pieds. J’approche très lentement du bitume, que je vois maintenant filer à quelques centimètres de mon nez avec une précision diabolique. Comme emporté par un vertige, dans un geste d’abandon ou de prière, j’appose les paumes de mes mains ainsi que mes lèvres sur la route, qui aussitôt brûle ma chair, rabote ma face et me laisse sans visage. Je bascule et me retrouve aplati sur la chaussée comme une charogne sèche, pendant que la voiture continue seule.

Expérience somme toute sans douleur, mais pas sans frayeur.

 

21 mars 2016

 

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