Munich, été 2019

 

 

 

 Marienplatz & final

 

 

Marienplatz

 

C’est la fin de l’escapade. Le bourdonnement de ruche heureuse de la foule cosmopolite se répercute contre la façade grise et lourdement ornée de la Rathaus. On déambule par milliers en devisant, on se photographie au pied du clocher aux automates dont les vacanciers guettent à nouveau, comme chaque jour à cette heure, la parade.

 

Grand soleil, vent léger, sourires d’enfants. À main gauche un garçon impassible transporte en dansant des bocks de bière pour géants. Une très vieille femme aux yeux très bleus portant chapeau noir à voilette et robe d’un autre âge traverse la place en s’appuyant sur son déambulateur – le courage qu’il lui faut pour continuer sa traversée ; le monde est héroïque.

 

Nul hypocrite ici ne cache la vieillesse, la maladie, la mort, au jeune prince sorti de son palais, et pourtant on pourrait aisément ne plus voir que des visages lisses et heureux, ce qui d’ailleurs n’apaise en rien le cœur du prince car à frôler ainsi les trajectoires, les silhouettes, la vie des gens heureux et courageux, on n’en est pas pour autant plus heureux ni plus courageux.

 

Le garçon, cependant, avec toujours le même étonnement devant tant de permissivité parentale (la permissivité n’est pourtant pas mon fort, ni mon faible) sert aux enfants les latte macchiatto aux trois couleurs bien marquées, qui sont hors de prix parce que nous sommes à Marienplatz, et que je leur conseille de savourer parce qu’il faut faire durer, faire durer le temps des vacances, le soleil sur la place, les jours quand même encore heureux (il y a dix ans on n’aurait pas eu besoin de ces lourdeurs).

 

Alentour on entend les rumeurs du marché, des bribes de harpe, de violon, de chansons, d’accordéon (ceux que l’on croise ici sont presque toujours de beaux bayans bien accordés avec lesquels les musiciens jouent en virtuose des airs venus des Balkans ou du répertoire classique : on est loin du musette).

 

On voit encore les deux tours aux bulbes vert bronze de la Frauënkirche qui se détachent sur le bleu pâle du ciel d’août, l’enseigne du Ratzkeller où nous dînions hier, la Galeria du Kaufhof, la statue dorée de la Vierge qui veille sur la place, la fontaine au gros poisson rond dans laquelle s’éclaboussent de jeunes garçons de pierre, et au bord de laquelle un quidam semble s’être endormi comme sur une grève, bercé par tant de bruit.

 

Passent encore une femme en fauteuil, un homme difforme, un joli jeune homme aux yeux clairs qui proteste contre le soleil qui l’éblouit au moment où passe au-dessus de la place un avion qui ne présente plus de menace (qui en ce jour se souvient des bombardements, et de la peste brune qui est bien née ici ?).

 

Aux premières volées des cloches l’attroupement des badauds se reconstitue pour le spectacle immuable du grand carillon qui, ça y est, recommence à sonner. Est-ce qu’un jour encore on l’entendra ainsi ? – Le joli jeune homme ébloui s’est perdu dans la foule, les enfants (qui font tinter si fort leurs cuillères dans les hauts verres de leurs cafés au lait qu’ils en couvrent presque la mélodie du carillon), les enfants auront bien grandi, si d’aventure ils reviennent ou nous revenons ici, et l’ultime combat des deux chevaliers dont l’un, au dernier tour, va tomber, donne envie de pleurer.

 

Un couple s’embrasse.

 

Le soleil fait briller l’étendard doré, la pièce neuve de l’enfant.

 

L’oiseau doré à nouveau va saluer et ce sera la fin. L’or aussi de ce beau trésor de la vie des gens va ternir plus sûrement que celui de tous les Trésors.

 

Paroles futiles dans un très beau décor.

 

Ici chacun traîne un enfant, un chien, une valise, un vélo, sa joie, sa peine, son sac de souvenirs, d’espoir ou de chagrin – mais dieu qu’on est chargé pour avancer.

 

« Garçon, die Rechnung bitte », j’ai oublié tout mon allemand mais pas les images de ma jeunesse, en ce temps où celle qui devait devenir ma compagne, mon rempart, mes béquilles et la mère de mes enfants, me soufflait les répliques car j’avais déjà mauvaise mémoire et aucun talent pour les langues autres que la mienne, la maternelle, et ressentais toutes ces velléités pour en apprendre d’autres comme autant d’infidélités.

 

Le carillon s’est tu, les passants ont fait leur boulot de passants, il va falloir recommencer nous aussi à marcher, à passer. (J’insiste, je sais, je radote, j’écris et je réécris sur tous les tons, dans tous les textes, ce terme de « passer », mais ce n’est pas tant une marque de nostalgie que de stupeur, parce que je n’arrive toujours pas à y croire.) Est-ce qu’on n’a pas déjà occupé cette place trop longtemps ? Personne ne le dit clairement, on n’a croisé encore aucun regard hostile ou impatient mais on s’inquiète, je m’inquiète, donnez-moi, s’il vous plaît, n’importe quelle liqueur, quelle potion, recette ou espérance qui puisse calmer ne fût-ce qu’un moment cette inquiétude qui me perce le ventre.

 

Passent cinq femmes en tenues noires, entièrement voilées, on ne voit d’elles que les yeux, et l’on croirait une procession funèbre.

 

Passe un jeune chien à l’échine tordue.

 

Passe le temps, ainsi, sans rime ni raison, de la vie, du voyage – puis on se retrouve à minuit sur un quai de gare « atterrant de misère et de chaleur humaine », et l’on rembarque dans le bus de sa jeunesse (aussi inconfortable, où l’on dormira aussi peu) en laissant sur le quai la dite jeunesse, on roule de nuit, toute la nuit, bien loin de Marienplatz, n’ayant finalement trouvé aucune direction, plus perdu que jamais…

 

 

München, 24 juillet au 3 août 2019.

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

Ce contenu a été publié dans Plus loin. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.