Munich, été 2019

 

 

Tierpark Hellabrunn (Zoologischer Garten), Englischer Garten

 

 

 

Deux gorilles

 

 

 

Matin doux sur la terrasse de notre demeure provisoire en périphérie de Munich. « On pourrait vivre ici », dit Léo en se resservant un bol de lait entier. Il reste encore tant de lieux où, en effet, « on pourrait »…

Le chat orange qui a dormi cette nuit dans la chambre s’étire au soleil. Les cerises presque noires, les grands pots de yaourt au cassis, le pain noir, font sur la table blanche une belle nature morte – ou « Stilleben », « toujours en vie », comme on dit en allemand, ce qui constitue un tout autre point de vue.

 

Repartir non pas au hasard – car on a fixé une destination précise, celle du jardin zoologique de Munich – mais à travers des rues inconnues, reprendre des bus, des tramways, se façonner ainsi de nouveaux repères, conserve quelque chose d’exaltant. Bientôt en pénètre dans le jardin zoologique par la « porte des Flamands » ; rendez-vous a été donné devant les anacondas…

 

Zoo par Macke

 

 

Pourquoi aller voir un zoo, plutôt que de commencer par la visite du centre ville ? – Eh bien, indépendamment des contingences météorologiques qui incitent à accomplir tout de suite les sorties en extérieur et de réserver la visite des musées pour les jours pluvieux qu’on annonce bientôt, je dois dire que j’ai toujours apprécié les zoos, ayant été pendant mes années d’études un visiteur assidu de celui du Parc de la Tête d’Or, à Lyon, dont les pélicans roses, les éléphants, les girafes et les serres n’ont cessé de nourrir mon goût pour l’ailleurs ainsi que des dialogues bien curieux, sans témoins humains, qui préfiguraient ceux que j’aurais ensuite en Guyane ou le long de ma « route ordinaire ».

S’il est bien tenu, si la place ne manque pas (et c’est évidemment le cas de celui de Munich bien davantage que de tous ceux que j’ai connus en France), si on les protège assez du sadisme des visiteurs, les bêtes y vivent une vie tranquille, à l’abri du besoin et de la peur comme ce n’est jamais le cas dans la nature. Je comprends qu’on s’en offusque, qu’on parle de prison, que noblement on dénonce les barreaux : c’est faire de la vie sauvage un idéal qu’on ne voudrait pour rien au monde s’appliquer, comme si vivre dans la crainte permanente de se faire tuer et dévorer était enviable. Les zoos permettent par ailleurs de constituer des réserves susceptibles de favoriser la réintroduction d’espèces en voie d’extinction, si les conditions redeviennent favorables (cela s’est vu, Valérie me le confirme) ; et ils permettent enfin à chacun d’établir un contact au moins visuel avec l’altérité magnifique que constituent ces espèces animales partout remplacées par une faune totalement asservie aux besoins humains : voir des gorilles, des orangs-outans, des chimpanzés, des ours blancs pendant que c’est encore possible ! Quelle merveille ! Quel étonnement !

Des gorilles. Ce sont eux que l’on voit en premier, avec quelle émotion : ce grand mâle qui a l’air d’un vieux sage débonnaire, qui hume l’air tiède du matin, qui sourit, qui prend même soudain une expression rêveuse, presque timide, qu’on ne s’attend pas à trouver chez un grand singe ; ce costaud aux longs bras qui marche sur ses mains en chaloupant comme un marin ce cinéma ; ce fainéant renversé dans la paille qui, bien mieux qu’Adam et Ève, incarne ce Paradis d’où notre intelligence nous a chassés…

Des caïmans aux bâillements arrêtés, des anacondas emmêlés comme on en voyait naguère en Guyane, des caméléons, la grotte aux chauves-souris ; le nourrissage des manchots – ces superbes Empereurs au jaune éblouissant, qui ne meurent pas de faim, ceux-là, contrairement à l’ensemble des oiseaux marins affamés par la surpêche humaine, mais qu’on gave au contraire de poissons morts qu’ils avalent sans vergogne ; deux ours blancs nullement efflanqués, qui courent, qui jouent, agités cependant d’une sorte de tic nerveux qui leur fait renverser la tête en arrière, et dont il est difficile à savoir s’il est lié à la captivité.

Le rhinocéros qui apparaît au détour du sentier évoque la gravure de Dürer – gravure étonnamment fidèle, en fait, nonobstant le fait que Dürer n’ait pu dessiner que d’après des témoignages, sans avoir jamais vu la bête.

Des pélicans roses – je n’en avais plus revus depuis Lyon – le bec enfoui dans leur plumage, l’allure préhistorique ; une grue qui couve ses trois œufs et plus loin, dans les grandes volières, des roussettes pareilles à celle qui avait élu domicile au-dessus de ma table de travail à Rémire, et qui dorment accrochées par les pattes arrière en s’éventant avec leurs ailes ; des conures multicolores, des tangaras blancs, des jacanas bariolés, des ibis rouges, enfin, qui me donnent une telle nostalgie des années guyanaises que j’en pleure discrètement de regrets, de rancœur…

Les makis katas jouent comme des chats. Ignorant totalement les ombres qui les regardent derrière la baie vitrée ils dorment, mangent, cabriolent sur leurs perchoirs. Il y a surtout un jeune surexcité qui ne cesse d’attraper la queue des ses congénères plus tranquilles, saute, provoque, sa cache, se roule dans la salade – le spectacle nous occupe une bonne demi-heure.

Le plus troublant reste l’orang-outan – étymologiquement, «l’homme des bois ». Longtemps nous regardons la pièce de théâtre, la performance, le spectacle de danse que composent sans le savoir la troupe des dix ou quinze grands singes. Chacun semble seul – peu ou pas d’interaction visible entre les individus, contrairement aux makis. Un jeune a réussi à faire rentrer un carton carré dans une bassine ovale, puis se sert de l’ensemble comme d’une barque qu’il fait avancer en se suspendant à un câble ; un adulte se recouvre entièrement de paille et traverse la scène ainsi déguisé ; un autre se cache dans sa cape avec force mimiques, cependant qu’en arrière-plan d’autres singes se suspendent aux branches, dorment, regardent le ciel…

 English Garten par Kandinsky

La journée est presque achevée lorsque nous regagnons la ville. Nous décidons de marcher jusqu’au jardin anglais. Tableau typiquement bavarois de longues tablées et de fêtes avec accordéonistes, saxophonistes et chanteurs. Tout Munich semble s’être donné rendez-vous au bord de l’Isar pour se rafraîchir, se baigner. Troupes de cyclistes. Longue marche jusqu’au lac, où l’on arrive bien las. Ici les enfants ne peuvent plus se baigner. On mange mal, dans un coin d’ombre, étrangers à la fête, repris par la tristesse – puis l’on rentre retrouver, dans notre rez-de-jardin, le petit chat roux qui nous attend, et que je nommerai Kleine Katzastrophe parce qu’après m’avoir réveillé à deux heures du matin en me passant dessus, poursuivi par un congénère, il passe le restant de la nuit blotti contre mon oreiller à gronder lorsque l’autre s’approche, se sauvant lorsque je tente de le mettre dehors…

 

 

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