Munich, été 2019

 

 

 

Matin tranquille

 

 

 

Matin calme

 

 

 

C’est un matin tranquille quelque part dans la périphérie de Munich, où un quidam assis à une table de jardin émerge d’une nuit peuplée de chats et de rêves animaux et s’apprête à remettre de l’ordre dans ses idées et du vent dans ses cheveux. Après plusieurs jours d’extrême chaleur le temps change, le vent ébouriffe les bouleaux, le prunus et le grand sapin du fond du jardin. Les nuages enfin reviennent, on n’en pouvait plus de ce ciel trop bleu.

On repense à la terrible nuit parisienne, la pire de l’année, de la décennie, du siècle paraît-il (avant on ne comptait pas) pendant laquelle on se croyait revenu en Guyane, mais cela n’avait rien d’heureux car il faut une bonne dose de mauvaise foi en l’homme ou de désinformation volontaire pour ignorer désormais la catastrophe en cours, cette catastrophe dont une connasse dangereuse disait, dans un éditorial du Monde paru avant-hier, qu’elle n’était peut-être pas une « mauvaise nouvelle » – mais il faut accepter avec compassion l’incapacité dans laquelle nous sommes tous, au fond, à prendre la mesure de cette folie que nous avons collectivement enclenchée et qui nous dépasse tant.

 

On repense à la longue après-midi à la Cité des Sciences, où l’on voulait reprendre au même endroit devant la Géode la même photo cinq ans après, se souvenir en creux de l’absente, renouer les fils du passé (comme s’ils étaient dénoués, comme s’ils ne tissaient pas déjà suffisamment leur filet d’araignée autour de la proie à moitié liquéfiée qu’on se sent être, parfois).

 

Le vent souffle, ce sera une journée, une semaine de répit : on n’en demande pas davantage, on ne demande pas davantage à cette escapade munichoise, pas davantage à la vie, qu’encore un peu de répit.

 

Une corneille en se posant sur la gouttière me fait lever le nez du carnet, et nous nous regardons, l’oiseau et moi, avec peut-être de l’amusement – salut l’oiseau, tu sais que dans un film d’Hitchcock que tout le monde autrefois connaissait (mais les gens maintenant n’ont pour la plupart plus l’attention nécessaire pour regarder ne serait-ce qu’un film d’Hitchcock), tu es la métaphore de la dimension chaotique et catastrophique de l’amour ? L’amour peut sauver, nous disent les « love birds » du film, ou bien détruire, nous disent tes congénères les corneilles…

 

Seul avec les enfants, me voici une fois de plus gagné par le regret de ces vacances familiales qui furent mon modèle, mon ordinaire. Moi aussi j’ai su, j’ai vu ce qu’était l’ « amour véritable », non pas avec son « cortège infernal d’alarme, ses bruits de chaînes et d’ossements » comme dans le poème de Baudelaire, mais avec cette douceur du partage total. J’ai connu l’harmonie, que je disais savoir précaire alors qu’on ne sait jamais ce qu’est la précarité avant de la vivre (la connasse qui a signé la tribune, allez, elle verra bien un jour elle aussi, comme tout le monde, ce qu’il en est de ce que son idéologie positiviste de petite-bourgeoise de droite lui ordonne de considérer comme une potentielle bonne nouvelle). J’ai su ce que c’était que de vivre à l’abri de ce sentiment de solitude qui, de toute façon, tôt ou tard, l’emporte (car « si dure que soit la solitude, elle te ramène à ton destin : la loi du grand amour est rude pour qui s’est trompé de chemin », merci Jacquot d’en rajouter). Je ne me suis pas pour autant transformé en un faux cynique à la Houellebecq (j’y pense parce que j’ai lu avant de venir Sérotonine, dont j’ai déjà dit ailleurs le peu de bien que j’en pense). Je me suis juste retrouvé plus fragile qu’avant, et moins que demain – c’est la marche normale du monde.

 

La chambre, cependant, est bien agréable, qui donne sur ce jardin. Avec le chat qui est venu s’y installer avec nous, tous ces grognements, ces feulements dans la nuit, ces cavalcades sur le lit, on se serait vraiment crû à la maison… Les petits incidents inhérents au voyage bien sûr n’amusent pas comme ils le faisaient autrefois, mais on trouve rapidement ses marques, on se frotte à tous les angles comme le chat, et l’on est provisoirement chez soi. Les enfants lisent tard, puis dorment à poings fermés. Ils sont des compagnons de voyage admirables d’allant, de curiosité, de courage. On se prend à se dire qu’on vit là avec eux une autre forme d’harmonie que l’on prétend savoir être encore plus précaire (puisque, de fait, leur enfance file à toute allure) tout en sachant bien l’incapacité dans laquelle on se trouve d’en prendre la mesure.

 

Écrire, écrire ne serait-ce que ces lignes, assis ici sur la terrasse sous le regard de la corneille, face au boulot dégingandé, pendant qu’ils dorment encore et parce qu’on ne veut pas les déranger, écrire permet d’en prendre conscience. Mon dieu, ce jour, ces jours, ce séjour avec eux à Munich, dans cette ville dont plusieurs amis m’ont tant chanté les louanges, c’est encore du pain béni sur l’étal de nos vies, goûtons-le donc – ça y est, voilà, enfin, je ne pleure plus, je ne regrette presque plus, je savoure…

 

Le chat sort à son tour dans le jardin. Quelque part à main gauche on bavarde en allemand. Le vent souffle plus fort, voici la première goutte de pluie. On accueille tout cela avec reconnaissance.

 

 

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