Munich, été 2019

 

 

Chambéry-Paris

 

 

Chambéry Paris

 

J’aime assez ce moment bref où le train, juste avant de s’ébranler, semble rassembler ses forces, se replier sur lui-même comme un chat prêt à bondir, cet instant où tout s’immobilise dans la lumière du départ. Il est encore très tôt, il fait déjà très chaud, les vacanciers en casquettes dorment pour la plupart, la tête renversée en arrière et la bouche entrouverte, abandonnés et confiants comme des enfants aimés. La tête contre la fenêtre une toute jeune fille aux longs cheveux châtain, de type on dirait italien, lève ses yeux rougis vers la combe illuminée, puis ferme les paupières, sphinx ferroviaire dédié aux mystères de l’aube et de la jeunesse.

Dans ce train paisible et doux des vacances retentissent parfois des appels, à peu de chose près les quatre premières notes de la chanson d’Higelin « Excès de zèle » (« Les matins clairs… »). Comme à l’église, à l’hôtel, à l’hôpital, on murmure. Les deux notes d’une tierce majeure descendante annoncent l’entrée du long tunnel pendant lequel on semble flotter hors du temps, hors saison, puis elles retentissent à nouveau et l’on émerge dans l’avant-pays savoyard : voici le lac d’Aiguebelette derrière les arbres, le peuple des vacanciers dans leurs tentes alignées, un court de tennis qui semble abandonné, une maison aux fenêtres ouvertes avec, assis bien droit sur le chambranle, un long chat blanc qui prend le soleil…

 

Au contrôle des billets se lève un vieil homme en chemise blanche, barbe blanche et kippa noire. Un instant on songe à l’horreur inimaginable de ces autres trains qui filèrent vers Munich, Dachau, où l’on se recueillera bientôt – puis l’on petit-déjeune de biscuits au citron et de thé vert cependant que des inconnus occupés à construire leur maison ou à prendre dans la piscine bleu turquoise leur bain du matin jettent un œil vers le train de Paris ou que d’autres dorment encore dans la fraîcheur préservée de leur demeure aux hauts plafonds et aux murs épais réfléchissant le soleil.

 

Ici les maïs sont encore verts, et les meules dorées prennent si bien la lumière. On pourrait encore avoir l’illusion, parce que le train va vite et qu’il est encore tôt, d’une campagne préservée, d’un monde stable comme ce train, mais la jeune fille dont les cheveux en rideau protègent le sommeil est seule, mais le père en partance avec ses deux enfants est seul aussi, et le pays est brûlé, terre gaste sous le ciel trop vaste, canicule, bientôt même notre monde sera devenu invivable (il l’est déjà pour tant de gens). En attendant on se resserre du thé et l’on boit à la santé du monde d’avant, du monde d’après, de tous ces braves gens qui déjeunent sur leurs terrasses, des ouvriers en jaune qui réparent la voie, de la vieille femme qui ramasse ses courgettes « à la fraîche » (si on veut), de la jeune fille endormie, des enfants happés par l’ailleurs de leur livre et qui ne sont d’évidence plus de ce monde de l’avant ou de l’après, de tous les passagers qui dorment, qui songent, qui devisent à voix basse ou échangent des messages avec d’autres qui ne sont pas là…

 

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