Vigie, janvier 2022

 

Le tour ultime

 

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Comme tous les derniers jours de tous les mois de l’année – mais d’une façon un peu plus paradoxale puisque janvier, dans notre calendrier, marque un début – l’advenue du dernier jour de janvier repose la question de la fin. Comment finir, sinon le roman, du moins le chapitre ? Il s’agit de bien marquer la césure, de prendre la mesure des semaines écoulées, des va-et-vient de la neige (qui fond à vue d’œil aujourd’hui mais dont on annonce le retour) et de la fièvre (qui est revenue dans la nuit).

De fait, ce n’est pas un jour ordinaire que ce lundi 31, puisque je le passe à la maison en compagnie de Clément, toujours confiné et qui dort comme une marmotte en hibernation, et de Rimski qui reste couché à mes pieds dans l’attente de sa balade. D’abord je joue longuement à l’accordéon la « Nuit d’hiver » de Solotarev, qui transcrit musicalement tous les frissons d’une nuit vraiment glaciale (il y a vraiment des accords qui vous font claquer des dents…). Ce morceau difficile m’occupe une heure durant, jusqu’à ce que la fatigue me force à poser l’accordéon. Rimski n’a pas bougé.

En fin de matinée je me décide à sortir, bien emmitouflé, et me voici reparti pour l’ultime tour de ce mois. Je retrouve avec plaisir le chemin de paille et de bogues, la baraque de La Martinette et le bon rythme binaire de la marche sur lequel je m’appuie pour chanter à tue-tête (il n’y a personne pour m’entendre) : « Dis-moi comment / écrire en chantant / la fin du roman »…

Comme je photographie le grand arbre aux pics qui, là où le chemin quitte le Gelon pour suivre le Nant, me fait toujours penser à une sorte de grand totem, me revient en mémoire une image semblable prise autrefois au chalet de La Giettaz. J’aime ces flashs mémoriels, qui sont trompeurs car souvent on mélange les époques et on invente même en partie, mais qui donnent chaque fois une plus grande épaisseur à la surface du présent qu’ils auréolent de mystère, nous reliant à ce passé recréé comme peut le faire un poème.

Me voici à la Passerelle, depuis laquelle je regarde fondre les belles méduses de glace, de plus en plus fines, de plus en plus transparentes, dont il ne restera bientôt plus rien. Mon envie d’en fixer les formes éphémères en prenant des photos se heurte à l’impatience de Rimski, puis c’est mon menton qui heurte violemment la rambarde du pont parce qu’il a tiré vraiment fort, et je me retrouve en sang. Qu’on pardonne la médiocrité des images qui jalonnent mes traces : je mets au défi n’importe quel vrai photographe de faire mieux en promenant en même temps un samoyède ! Je parviens néanmoins à prendre quelques clichés en avançant au milieu du torrent pendant que Rimski aboie après les remous.

Plus loin, là où la lumière du soleil ne pénètre jamais, les draperies du givre sont encore splendides, qui évoquent le travail des souffleurs de verre. De jour en jour je les aurais vues se former, s’affiner, atteignant parfois une telle perfection esthétique qu’elles auraient bien mérité les honneurs d’un musée ; mais les fixer ou même imaginer qu’on puisse les séparer du lieu et du moment qui les ont inventées, est évidemment illusoire. Ce qu’il faudrait sans doute, pour leur répondre et les prolonger dans la mémoire des mots, c’est improviser un poème transparent, un peu baroque, pas trop bavard…

 

Transparente

la glace se pare

de lucioles éphémères

étoiles de jours

petits soleils de nuit

où se diffracte

et se rassemble

la beauté épurée

de ces jours de janvier

qui se figent

qui s’écoulent

qui font et qui défont

les festons de l’hiver

miroirs fragiles

de nos balades éblouies

sous le ciel blanc

de l’oubli.

 

Je marche sur le chemin blanc, sous le ciel blanc, accroché au chien blanc qui m’impose son rythme ; puis voici que de tout petits flocons se mettent à papillonner entre les troncs, éclaireurs discrets d’une possible averse. Puisse février se montrer généreux en beauté hivernale !

31/01

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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