Printemps trompeur
La douceur trompeuse de ce printemps fugace de début janvier, je suis bien décidé à en profiter – car déjà on annonce le retour de la neige et du froid. Tout est doux ce matin : non seulement l’air mais la lumière, surtout, et les couleurs qui font de beaux pastels vert et jaune pour les prés, bleu et blanc pour les sommets et le ciel. Je traverse le champ en laissant courir Rimski, heureux de sa délivrance – car pendant mon absence le pauvre chien avait sauté dans le compost et coincé le filin de la tyrolienne ; je l’ai retrouvé, ainsi immobilisé, qui attendait mon retour avec une confiance touchante.
Quel plaisir de se promener sur ce sentier presque dégagé, en T-shirt comme aux beaux jours : j’aime sentir la brise et le souffle du Gelon sur ma peau. Si j’ai, avec ou sans brise, tant de plaisir à me promener et à écrire sur mes promenades, je sais que c’est parce que, adolescent, je me rendais au collège à pied, et que c’est à partir de ces marches quotidiennes que j’ai écrit le premier texte qui ait vraiment de l’importance à mes yeux, ce Voyage au bout du rêve qui menait au réel, que j’évoque notamment dans L’éloignement et qui traîne encore quelque part dans un tiroir. Cette façon assez spontanée d’accorder toute leur importance aux sensations, au paysage, à tout cela que d’aucuns considèrent avec dédain ou ne considèrent pas, était en place dès mes douze ans. Les choses ordinaires revêtaient déjà pour moi un sens plus large. Je n’avais pas besoin d’avoir lu de la poésie ni même de savoir ce que c’était pour faire du « champ de blé » ou du « chemin boueux » des métaphores. Aujourd’hui comme alors, je sais que tourner en rond sur ce chemin attaché à un animal qu’on pourrait croire, quand on le voit aussi déchaîné qu’il l’est en ce moment, encore à demi sauvage, est une image de ma vie tout entière, voire de la vie des gens, même si j’aurais du mal à expliquer pourquoi.
Ainsi je suis le chemin de la vie, avec ses chutes et ses pièges : Rimski, en proie tout comme hier à une frénésie printanière qui le fait bondir par-dessus les buissons, se rouler dans la neige et tirer de toutes ses forces sur la laisse, vient de me faire tomber dans la boue. Parfois une chute peut mener à l’éveil (j’ai raconté quelque chose qui s’en approche dans le Grillon de l’automne ainsi que dans L’Abade) ; mais celle-ci me couvre seulement de boue, et arrache le fil du petit micro que j’avais accroché au T-shirt (c’est au moins la troisième micro que je ruine de cette façon). Une fois de plus le texte enregistré s’arrête, qu’il me faudra écrire après coup si j’en ai le temps.
Cela me désole. J’ai déjà dit mon besoin de cette écriture quotidienne qui éclaire mon chemin. Sentir cette incroyable odeur de sous-bois printanier qui vient de me saisir là où le chemin quitte le Gelon pour remonter le nant, est un plaisir insatisfaisant si je ne peux pas le dire. Peut-être tout plaisir reste-t-il, aux yeux de l’écrivain que je suis, insatisfaisant, s’il n’est pas dit. Peut-être aussi toute réalité demeure-t-elle insaisissable, pour l’autiste que je suis également, si elle n’est pas verbalisée. Écrire a été d’abord une façon détournée d’accéder au réel, je l’ai bien compris à présent. En tant qu’autiste bien inséré socialement et affectivement, j’appartiens à une petite caste de privilégiés, car l’immense majorité des personnes autistes n’ont pas accès à ces charmes-là ; mais en tant qu’écrivain-promeneur j’appartiens à une tribu encore plus maigrelette, et vouée, je le crains, à une prochaine disparition – car les enfants aujourd’hui ne marchent plus pour aller à l’école, ils prennent la voiture ou le bus. On aura peut-être plus tard, qui sait, des écrivains automobilistes, mais plus guère de marcheurs, ou bien seulement des baroudeurs, des aventuriers qui ne peuvent s’imaginer dans un coin de montagne ou une steppe sauvage sans une équipe de télévisions filmant leur fausse solitude. Est-ce que demain il y aura encore des artisans du verbe et promeneurs vraiment discrets, c’est-à-dire honnêtes, comme Jean-Pierre Abraham, Philippe Jaccottet, Jacques Réda ?
Je laisse cette grave question en suspens et poursuis mon chemin sur un tapis de bogues usées dont les aiguilles ne blessent plus les coussinets du chien. Une cheminée fume. Le chat noir et blanc embusqué dans le pré depuis notre arrivée s’envole dans un poirier (c’était une pie). Je remonte en diagonale le grand champ blanc où Rimski, l’automne dernier, allait lécher le museau de ces vaches dont ne restent plus que les bouses éparses dans lesquelles il fourre son museau à lui. Douce lumière de fin d’hiver sur les herbes couchées. On entend la voix cristalline d’une petite fille en rose qui joue en contrebas sur la terrasse d’une maison (sans doute est-elle trop petite pour aller à l’école, ou bien confinée à cause du Covid).
À cet instant, je me moque bien de savoir si l’enregistrement tourne encore malgré le fil cassé. J’avance. Je réaffirme ma présence. À l’appel de moi-même je réponds « je suis là ! » Le bus qui autrefois emmenait Clément à l’école primaire passe à vide sur la route déserte, me rappelle que le temps a passé. Ce n’est pas grave, j’ai tant à faire, tant à vivre, tant à dire, tant de chemin à parcourir ainsi en rond avec Rimski, tant de morceaux à jouer, tant de livres à écrire !
Devant le gîte du Villard nos allées et venues ont tracé un chemin d’herbes dans la neige. Dana, ma petite siamoise, nous attend assise sur le muret devant la maison. Habiter en ce lieu reste un bienfait.
03/01