Vigie, janvier 2022

 

Lundi froid

 

Vigiejanvier22 06

 

De jour comme de nuit les températures restent en-dessous de zéro. Une couche de glace s’est formée devant le garage, sur laquelle on ne passe qu’avec de grandes précautions. Rimski dort couché dans la neige, comme un blanchon sur la banquise, nullement pressé de se lever, parce qu’il est engourdi ou que cette sieste glacée lui plaît. On repart néanmoins à travers les champs enneigés. Le soleil encore bas creuse les ombres sur la neige givrée comme dans le désert le sable, et je repense au grand erg oriental tel que je l’ai traversé autrefois en hiver, à ses dunes superbes toutes recouvertes de givre lorsque l’aube se levait. Je ne retournerai sans doute jamais dans le désert, mais le désert ainsi revient à moi par la mémoire.

Je retrouve avec amusement ces traces qui, l’autre jour, avec Élodie, nous avaient tellement intrigués : une étrange calligraphie très régulière, zigzagante et rectiligne, évoquant un phénomène géologique plutôt que la progression d’un animal. Nous les avions suivies sur une vingtaine de mètres en énumérant toutes les bêtes qui auraient éventuellement pu laisser des traits aussi légers, jusqu’à ce qu’Élodie lève la tête, que je suive son regard et m’exclame : « Le fil électrique ! La neige tombée du fil électrique ! »

Le chemin de la Martinette est presque dégagé : une traînée de feuilles mortes, de bogues et de cônes de pin écrasés, dans un écrin de neige. Voici cette grange à moitié aménagée en maison qui, sur les hauteurs du hameau, nous fait rêver, Élodie et moi. Je n’y ai encore jamais vu personne, l’exposition est bonne, les terrains alentour conviendraient pour le jardin d’Élodie, qui aimerait tant s’y installer. Elle pourrait venir au Villard à pied, et je l’y rejoindrais facilement, bénéficiant ainsi d’un nouveau point de vue sur notre Vallée…

Je m’arrête devant le bassin à moitié gelé où l’eau tombe à gros goulot entre les stalactites. À main gauche, côté nant, c’est encore l’hiver, à main droite sur les hauteurs ensoleillées, c’est déjà le printemps. Les mésanges charbonnières s’affairent à l’orée du bois, je crois qu’elles sont déjà en train de préparer leurs nids. Échos d’invisibles travaux du côté de la centrale électrique. Là-haut, un nid de pie – c’est le moment de bien les repérer, avant que les feuilles ne repoussent. Nous voici au-dessus de l’écluse. Tout le ravin est encore dans l’ombre, mais l’eau du Gelon reflète la lumière qui tombe des arbres depuis le versant d’en face. On pourrait croire qu’il y a de l’or dans ce torrent, au pied des grandes orgues de glace de la cascade. Ce coussin de glace posé sur un rocher au milieu du Gelon ressemble à une grosse méduse, et plus loin, aucun doute : c’est un calamar !…

Rismki, lui, n’apprécie pas ces poses poétiques. Il lui faut de l’action, courir sur la glace, s’enfouir dans le trou de cette souche, creuser, et avancer. De mes fantasmes de Sahara ou de rivage il n’en a rien à faire. En un sens, il me ramène à la réalité, qui est de neige et de glace. C’est quand enfin il lui prend l’envie de déféquer dans la neige que je peux jouir d’une halte : je remarque au passage que mes haltes contemplatives sont sans doute à ses yeux une pratique équivalente, simplement plus bizarre, puisque ce ne sont que des mots qui en sortent et rien à renifler…

On remonte à présent l’allée des aulnes, que frôle la lumière du soleil emprisonnée dans l’ornière gelée. Un avion à réaction qui passe entre la cime de deux sapins immenses raye le ciel bleu pâle d’une double traînée incandescente, et je me dis que ce monde est étrange, qui juxtapose tant de réalités différentes : celles des arbres et des bêtes, des bêtes et des gens, des gens d’ici et des gens d’ailleurs, et même à l’intérieur d’un seul individu il y a encore tant d’êtres distincts qui se côtoient, celui d’hier et celui de maintenant, celui qui marche dans la neige et celui qui rêve d’ailleurs…

Je franchis le petit pont du Moulin et pénètre dans la forêt de givre. On voit, sous l’épaisse couche de glace, l’eau encore vive qui circule. Quel terrible vacarme a dû faire ce grand épicéa lorsqu’il s’est cassé en deux, laissant sur le bord du Gelon le moignon de son tronc écorché. Vue de près, cette flaque gelée est un lac islandais. Les herbes qui dépassaient de l’eau ont formé en surface des fleurs de givre qui ressemblent à de la linaigrette, à du coton ; j’en détache une aussi délicatement que possible et l’accroche à mon blouson : avec mon beau chien blanc, mes bottes de chasse, mon écharpe rouge, mon sweat jaune, la casquette fourrée de mon grand-père sur la tête et cette fleur en boutonnière, je suis indubitablement le plus élégant des promeneurs de ma Vallée !

17/01

 

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