Le froid dure (lecture de Houellebecq)
Le froid dure et use, use les bêtes qui meurent dans la montagne, use les gens qui, à force de se replier, sentent leurs os ou leurs nerfs se casser comme cassent les branches gelées. Parfois la bise souffle et pénètre dans les maisons mal isolées. La neige persiste dans le jardin et dans les champs, marcher sur la route givrée est une gageure. La pandémie en profite, prend ses aises, désorganise les fourmilières humaines, s’installe dans les maisons comme chez elle. Nathalie reste à la maison, positive, puis c’est Clément qui déclare les symptômes – je serai le suivant.
Au-dessus de la Chartreuse l’aube nimbe l’horizon dégagé de belles lueurs rosées. Ce sera encore un jour de grand soleil et de grand froid, qu’on passera plus ou moins claquemuré. Les rameaux coupés des saules têtards gisent dans la neige, tâches orange dans le paysage monochrome. On voit passer en lisière des processions de cerfs, de petits groupes de sangliers traqués par les chasseurs. La maladie, le soleil et le froid nous cernent.
Engoncé sous la couette je lis le dernier livre de Houellebecq, Anéantir – comme tout le monde, histoire d’avoir une idée de ce qui plait aujourd’hui en matière de littérature grand public.
Je n’avais pas aimé Sérotonine, ni réussi à lire La possibilité d’une île dont le style négligé et vulgaire m’avait rapidement exaspéré. Je constate que l’écriture volontairement « plate » de l’auteur ne me plaît toujours pas, ne me parle pas, ne correspond pas à ce que j’attends de la littérature – je donne sans hésiter tout Houellebecq pour quelques pages de Céline, bien sûr. J’ai beau tendre l’oreille, je n’entends aucune voix spécifique – sauf, peut-être, dans la partie finale du livre qui est de loin la meilleure, lorsque le personnage de Paul, atteint d’un cancer incurable, fait l’éloge des romans de Conan Doyle qui lui permettent de s’évader. Je poursuis néanmoins la lecture, car je n’arrive ni à m’enthousiasmer ni à me détacher vraiment du récit, qui ne vaut pas par ses détails mais peut-être, me dis-je, par l’ensemble (on peut dire la même chose de Balzac, dont la langue était néanmoins d’une tout autre richesse).
Le monde de Houellebecq n’est évidemment pas le mien. La nature y est inexistante – sauf, à la toute fin du roman, sous forme de clichés censés dire in extremis la possibilité d’un apaisement – ce qui est peut-être là encore un choix délibéré puisque Houellebecq lui-même a obtenu naguère un diplôme d’ingénieur agronome avec une spécialisation en « mise en valeur du milieu naturel et écologie »… La menace suprême n’est pas le dérèglement climatique, l’explosion d’une centrale nucléaire, une pandémie mondiale ou l’extinction de masse des espèces animales, mais d’obscurs attentats opérés, semble-t-il, par des écolo-fascistes (fantasme typique des gens de droite, me semble-t-il, et fausse piste du roman abandonnée en cours de route sitôt que le héros apprend qu’il est malade).
Cette galerie de personnages empêtrés dans leurs histoires de couples est probablement un bon miroir du moment, de la société. Parfois cela touche, forcément, puisqu’on balaye (sans qu’aucune idée originale ne vienne jamais surprendre le lecteur) à peu près tous les sujets de préoccupation contemporains : les rapports hommes-femmes, le terrorisme, l’immigration, les échanges internationaux, les élections, le vieillissement de la population, la maltraitante des vieux en EHPAD, etc.
La dernière partie laisse cependant imaginer ce qu’aurait pu être le livre s’il n’avait été aussi paresseusement écrit et composé (quand on pense que Jaccottet dénonçait sa « manière paresseuse » à lui, on mesure mieux l’écart qu’il peut y avoir entre un faiseur plus ou moins habile et un authentique poète). Sans doute le roman est-il d’abord une façon, pour son auteur, de traduire ses propres fantasmes, ses propres inquiétudes – ce qui expliquerait que le ton se fasse enfin plus juste lorsqu’il est question du cancer. Houellebecq imagine son personnage accompagné et aimé jusqu’au bout par sa femme (y compris sexuellement – la pauvreté du vocabulaire censé dire la sexualité est d’ailleurs navrante), et parvient à toucher. Quelques passages se hissent jusqu’à un niveau d’écriture acceptable, même s’il n’y a jamais de quoi donner un coup de crayon dans la marge. On en oublie un instant le froid, la pandémie, les symptômes du Covid qui commencent à devenir pénibles – mais en aucun cas le chien blanc qui demande à sortir…
26/01