Vigie, janvier 2022

  

Le micro

 

Vigiejanvier22 04 

 

Je repars sur le chemin verglacé, en passant cette fois directement par la Martinette (ce qui signifie que je remontrai le Gelon au lieu de le descendre comme je l’ai fait hier). Le chemin d’aujourd’hui ressemble à celui d’hier, même si je le fais en sens inverse. La gouille est un peu plus gelée, sur laquelle je me risque à marcher, et l’on comprend pourquoi le héron gris l’a délaissée au profit du Gelon. La neige durcie craque, la glace a pris une belle teinte gris-bleu et Rimski, comme hier, creuse frénétiquement en quête d’un mulot.

Tout est à peu près semblable, mais il y a pourtant une nouveauté qui va être pour moi l’occasion d’une petite digression consacrée aux conditions matérielles de l’écriture nomade.

Un quidam qui me croiserait en ce moment remarquerait d’abord Rimski, bien entendu, qui marche devant moi et ferait tout le nécessaire pour qu’on ne l’oublie pas, puis sans doute le micro suspendu devant ma bouche par la grâce d’un serre-tête fort heureusement assez discret. J’inaugure en effet mon nouveau matériel.

Dans mon souvenir, c’est par un matin d’avril 2012 en Camargue que j’ai découvert les possibilités qu’offrait le dictaphone (vérification faite, il semblerait que ce fût plutôt le soir). J’étais parti jeter la poubelle dans le container et, parce que le vent s’était levé sur le grand chemin clair qui menait à la route, que j’avais peu de temps et une envie soudaine de dire bien fort la joie lucide de ces jours si heureux où je bavardais avec ma mère entre deux pages de L’éloignement, j’avais déclenché le dictaphone, tenu simplement à la main, et dit le texte dédié à Léo qui figure dans le livre sous une forme très proche de l’original (ce dernier point est vrai, mais ma mémoire m’a encore joué des tours : si j’avais effectivement dicté un texte en allant à la poubelle avec ma chienne Patawa, celui dont je parle ici a été dicté une autre fois, sans poubelle à jeter – d’après les notes prises sur le moment). Je m’étais alors senti soulevé par un sentiment d’intense reconnaissance, pleinement conscient de vivre un de ces moments dont on garde ensuite une nostalgie justifiée, et le dictaphone m’avait permis de saisir à la volée, très vite, au rythme du vent et de la marche, les mots qui ne demandaient qu’à venir – la plume ou le clavier en comparaison sont toujours bien trop lents pour attraper un peu de la réalité fuyante.

Par la suite le dictaphone est devenu un outil habituel, complémentaire du carnet, quand je partais me promener, puis il exclusif pour l’écriture de La route ordinaire – conduire ou écrire, il faut choisir, avec le dictaphone j’ai pu choisir les deux. Le silence et la stabilité de la voiture permettaient en outre d’utiliser le logiciel de transcription Dragon, et donc de gagner du temps.

Écrire en dictant, c’est-à-dire écrire en parlant assez lentement, en sur-articulant, sur un ton quelque peu solennel comme on pouvait le faire naguère pour lire des poèmes, a des conséquences assez évidentes sur le contenu même du texte. On ne peut pas revenir en arrière, il est difficile de se souvenir du début d’une phrase trop longue, si bien qu’on les écourte ou qu’on se perd en route. On ne peut pas non plus complètement s’abstraire de l’environnement immédiat, ce qui convient bien à ma façon de faire. Il y a toutefois une autre incidence  moins visible : cela rend l’écriture plus précaire, plus fragile. Depuis que j’écris en parlant, je ne compte plus les enregistrements ratés, inaudibles, effacés par mégarde. Un jour, c’est le micro qui se débranche. Un autre, ce sont les piles du dictaphone qui ne fonctionnent plus, ou le Smartphone qui s’est arrêté. Je pense ne pas avoir conservé plus du quart des textes ainsi dictés, soit pour les raisons précédentes, soit parce qu’ils ne présentaient aucun intérêt (la platitude et la banalité de cette écriture quotidienne sont une menace permanente).

Depuis que j’ai commencé à profiter des promenades avec Rimski pour alimenter en mots et en images ma rubrique de la Vigie, tout est cependant devenu encore plus difficile. Les bandes enregistrées sont longues et impossibles à transcrire automatiquement avec un logiciel. Le son est si mauvais que j’ai bien souvent préféré résumer ou réécrire après-coup ce que je voulais dire plutôt que de m’astreindre à réécouter et retranscrire. Le temps pour vivre et écrire autre chose finissait par manquer, et c’est ainsi que j’ai pris la grande décision de me professionnaliser un peu.

Me voici en effet avec, en bandoulière dans un sac hermétique (qui laissera bientôt place à une banane classique, plus stable), un enregistreur Tascam DR-40X solide et puissant relié par branchement XLR impossible à défaire involontairement à un casque monocoïde parfaitement adapté (lecteur, je t’épargne le récit de mes déboires pour trouver le casque et l’enregistreur qui convenaient). Je m’en trouve paradoxalement plus léger, plus libre de parler, de regarder et, quoiqu’en laisse, de divaguer.

Je franchis à quatre pattes mais sans perdre ni le fils de mon propos, ni le précieux micro, l’obstacle du grand sapin déchiqueté. Les mots que je prononce se mêlent au fracas du torrent, s’envolent parfois et se perdent parmi les branches comme vient de le faire mon compère le héron (je le vois quasiment chaque fois ces temps-ci). Perdre des textes est rarement une catastrophe irrémédiable (Nicolas Bouvier a bien perdu une première version de L’usage du monde pendant son grand voyage – et souvent, d’ailleurs, je parle et j’écris pour le plaisir de voir et de dire) ; mais certains poèmes perdus, certains fragments à jamais effacés me restent pourtant en mémoire comme un remords, ou comme ces rêves que je regrette au matin de ne pas pouvoir fixer (il m’arrive souvent de rêver que je photographie, que j’enregistre ou que je prends en note mon rêve, ce qui ravive au réveil ma déception). À présent, me dis-je, je serai en partie protégé de ces accidents-là. Je garderai plus que jamais traces du plus fugace, du troglodyte que Rimski poursuivait à l’instant parmi les branches où la laisse s’est emmêlée, de cet après-midi heureux de janvier. Je garderai les traces aussi, avec le même enregistreur, de l’éphémère des concerts (celui d’Hubert Félix Thiéfaine à Voiron après-demain soir), ainsi que je l’ai toujours fait depuis l’adolescence (du temps où je ne savais pas que ces enregistrements pirates s’appelaient en anglais des « bootlegs », du temps où l’on cachait dans sa chaussette le gros appareil à cassette). À mesure que le temps passe ma manie de garder trace devient plus que jamais une nécessité. 

12/01

 

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