Notes de Madère (été 2013)

AU CŒUR DU RÊVE DE MADÈRE

(des jours sans Parole)

 

M10

 

Ainsi s’écoulent ces jours sans Parole, sans paroles autres que légères, pratiques, futiles, douces. Ainsi s’écoulent ces jours pleins d’images qu’on encadre et qu’on colle en l’album secret du bonheur où l’on revoit bien après, et presque sans y croire, les parents posant sur le perron, la mère et l’enfant lisant à la lueur du réverbère pendant que gronde l’océan (on l’entend presque, on l’entend encore), les deux petits traversant les ajoncs en grimaçant, puis riant dans l’eau de la piscine à Ponto del Gada, mon père réparant le gaz, la machine à laver, le four, et puis le pâté aux pommes de terre qu’on cuit à la vapeur à cause du four cassé et qui s’affaisse dans l’huile bouillante…

Maintenant, c’est maintenant (c’était), l’enfant prolonge la soirée pour lire un chapitre de plus. On échange encore de ces paroles qui ne pèsent pas, qui ne comptent et qu’on ne compte pas, qu’on accompagne à peine avec ce murmure intérieur des pensées ou du stylo sur le carnet, bien inaudible dans le fracas des sonos océaniques.

Ce soir je suis au cœur du rêve de Madère, dans l’un de ces interstices du temps où l’on ne respire pas encore l’éternité et pas seulement l’éphémère, mais un air assez frais qui glisse entre les deux. La conscience de vivre un moment de bonheur qu’on regrettera plus tard, à juste titre, n’en voile nullement la lumière dorée qui la baigne et fait ressembler cette scène profane à une icône (à cause de la lueur des réverbères). Ce soir on est au cœur du rêve de Madère.

De temps à autre on entend « le bruit que ça fait » (ainsi nommé par Clément): cracoucas ou oiseau de Tex Avery au cri invraisemblable de poulie électronique qui retentit dans la nuit, et que je n’arrive jamais à identifier (une silhouette, un battement d’ailes, mais quel est cet oiseau ?).

Clément s’est couché bien heureux, épuisé par la longue randonnée, la piscine, et Léo reste avec nous à lire interminablement, et d’autant mieux avec nous qu’il est absent en son livre — « papa, c’est bien de lire ! » dit-il en bâillant discrètement. « Il faut aller te coucher ! – Je lis ! »

Est-ce qu’il y a une seule parole savante et jargonesque entendue ou lue qui vaille celle-là, qui vaille ces paroles légères, pratiques, futiles et douces qu’on ne compte et qui ne comptent pas en ces jours sans Parole mais si riches d’images ?

1er août 2013

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