LES CÉTACÉS
Du vertige des rues verticales, le chauffeur virtuose s’amuse. On sort du bus comme d’un navire, en chancelant un peu, pour une plongée dans ce jardin des orchidées qui ressemble à un rêve de jungle. Puis c’est le retour au Jardin Botanique — la cloche fêlée — le repas calamiteux de pizza en bouillis à l’ananas et au cochon mort — les aras en cage que l’on regarde en pensant à la Guyane — et la redescente avec Léo jusqu’au jardin municipal de Funchal, où on attend l’heure de prendre le zodiac.
Face à nous un jeune homme et sa mère se prennent en photo. Lui, est très beau, grand, mince, visage fin, tee-shirt blanc laissant apparaître un torse imberbe et hâlé ; il me rappelle Luenderson, l’un de mes élèves brésiliens. Il minaude pendant qu’elle le photographie. On les sent complices.
Chaleur moite dans le jardin, brouhaha de ville et de sonos de bars mêlé au cri d’un coq, au chant de pinson. Léo se rafraîchit à la fontaine. On attend là, devant la statue du centenaire de S. Francisco de Assis : main gauche sur le cœur, main droite tendue vers le ciel (comme pour demander l’arrêt d’un céleste autobus), visage levé aussi vers le ciel, il semble continuer à prêcher pour les oiseaux…
On croise des silhouettes, des visages qu’on ne reverra jamais plus. On reste là parmi les fleurs, la ville, notre rêve d’île et de grande vacance, Léo avec moi — près de moi — loin de moi, avec ses préoccupations d’enfant, ses écorchures, son impatience.
On prolonge l’attente ici entre les deux fontaines pour une dernière pause. Tout va si vite, arrêtons nous un peu por favor ! Les nuages ont gagné le ciel, que traverse un pigeon aux ailes turquoise (victime sans doute d’une mauvaise plaisanterie) ainsi qu’un vol de martinets noirs. « Papa, il nous reste combien de minutes ? — Ça avance tout doucement… », tout doucement, comme ce vieillard à la canne qui passe devant nous et s’assoit sur le banc près de nous, ou comme ces nuages qui sont en train d’avaler l’ultime bande de bleu qui résistait encore au faîte du grand palmier — et soudain il fait plus frais et l’on craint presque une averse.
Bientôt on filera dans le zodiac en quête des cétacés, mais est-ce que ce sera vraiment plus mouvant, plus instable que ça ne l’est déjà ? Là-bas comme ici on essaiera de suivre la danse et d’y trouver, au bout du compte, une certaine joie — car l’intensité seule ne suffit pas, on a besoin aussi et surtout de joie, et peut-être seulement même par-dessus tout du bonheur simple des jardins, des conversations familiales autour d’une tasse de thé, de toutes ces douceurs qui ne consolent de rien mais permettent de desserrer un moment l’étau du temps et de toutes les peurs qui nous enserrent.
Ici je goûte sans impatience le bonheur simple d’être assis avec Léo, qui n’a pas encore sept ans mais qui semble, lui, si pressé soudain de grandir, de lire, de savoir, de s’embarquer dans le zodiac à la poursuite des dauphins, et qui chantonne, et qui ne se souvient pas avoir déjà traversé ce jardin (en pleurant, car il voulait qu’on le porte) il y a quatre ans. Je suis là avec Léo âgé de presque sept ans, qui a pris la place de cet autre enfant alors plus petit que ne l’est son petit frère, et qui disait à son père (c’était une de ses premières phrases et c’était dans un champ près de la maison du Villard) : « Les bras, papa, parce que suis petit ! » Léo regarde l’eau qui coule en cascade de la fontaine, condamné à la contemplation par l’absence de son petit frère, de son papi, de ses amis, et la manie d’écrire de son père.
Quelques bandes de ciel bleu cependant se dégagent à nouveau et l’on sent que l’attente se tend vers son achèvement. L’estomac brûle un peu — la peur, ou bien la mauvaise nourriture ingurgitée à contre-cœur, ou encore la soudaine absence de Léo parti aux toilettes.
Cette petite place en cercle fut notre fort d’un moment, notre pont, notre quai, le temps d’une attente. On y dépose, avant de disparaître, un souvenir de paix, de connivence, de tendresse, de complicité. On salue les souvenirs heureux ici accumulés, photographiés depuis des lustres par des générations de passants, ainsi que le grand palmier, les fontaines, la statue de Saint-François hélant l’espace et prêchant aux oiseaux…
*
La force du vent, de l’océan, du zodiac bondissant sur les vagues « comme un dauphin » (dit Léo) emportent aussitôt les dernières bribes de neurasthénie sédentaire, dans une de ces accélérations, un de ces dégagements qui sauvent le voyage et le voyageur, et c’est comme un autre départ, un rappel en fin de récital qui fait un instant oublier la fin du récital, un voyage dans le voyage.
On se laisse filer, on s’envole parfois et l’on retombe en riant.
Quand apparaît le premier aileron, on est se sent prêt à le voir — et prêt, pour un peu, à devenir dauphin (certains passagers espèrent pouvoir plonger et nager parmi les cétacés). Une vingtaine de grands dauphins sombres et luisants glissent, assez dispersés mais proches, autour du bateau arrêté, et l’on entend leur souffle, on voit leurs yeux brillants auxquels on ne peut s’empêcher de trouver un air d’intelligence, on sent leurs longs corps souples qui écartent l’eau avec douceur. Le temps de les admirer, de les saluer, on s’éloigne en les laissant à leur pêche.
Un peu plus loin c’est une troupe de dauphins bleu et blanc qui virevoltent et font de très impressionnants bonds hors de l’eau. Ceux-là n’aiment pas les bateaux, et il convient d’écourter l’approche. On les salue et l’on file virevolter à notre tour. Tout au long de la course passent de grands pétrels cendrés, qui semblent nombreux ; l’espèce, considérée comme éteinte dans les années 60, ne compte pourtant à ce jour que 60 à 80 couples. Soudain Léo me signale — là-bas à main gauche — un poisson volant, qui rase l’eau en battant furieusement des nageoires : je n’en avais jamais vu.
On rentre en longeant des côtes que je ne reconnais pas, ce non-lieu des hôtels de luxe qui ont entièrement colonisé et bétonné cette partie de la côte (ce qu’on ne voit pas lorsque l’on est dans l’île). C’est un cauchemar, naturellement, et une honte pour les politiques madeiriens qui ont depuis longtemps sacrifié les côtes de l’île au tout-béton et au tourisme de luxe, mais qu’importe. On est ravi. On sourit. On respire. On escalade les montagnes des vagues et l’on retombe en riant de plus belle.
Au soir tombé, on écoute un disque de musique traditionnelle qui est, lui aussi, une façon de prolonger le voyage. Les chants et les musiques de Madère évoquent immanquablement le Brésil, et parfois, curieusement, l’Écosse.
Le voyage, cependant, touche à sa fin, comme un avion qui atterrit en douceur…
8 août 2013