Notes de Madère (été 2013)

 

 

 

PETIT BOUT DU MONDE

M02

Je n’ai pas vu le soleil se lever mais ma mère le raconte, et c’est comme si on y était : le ciel étoilé qui s’éclaire lentement d’une bande de bleu très pâle, puis d’un bleu roi parsemé de nuages d’encre, et ce liseré rose qui vire au rouge pâle, et les nuages qui s’accrochent à la falaise…

Quand je me lève à mon tour, pas tard pourtant, il n’y a plus que bruine tiède et grisaille. Le hameau est un petit bout du monde un peu déglingué, dont les baraques bien entretenues ou rapidement réduites à l’état de ruines par l’humidité et le sel sont coincées entre l’océan, la plage de rochers noirs et une haute falaise qui barre le paysage. Toute la nuit on a entendu l’océan, et maintenant encore il roule, râle, houle, houle, râle, roule…

J’aurais pu faire, je pourrais faire de cette île un lieu impossible, un rêve, une utopie, et taire son nom. J’ai eu la tentation de le faire. Mais cette île existe en dehors de ma plume (d’ailleurs remplacée, en voyage, par un simple Bic), en dehors des projections de mon esprit — même si l’esprit détermine les formes, les contours, et découpe dans la réalité absolue de l’illimité et de l’inconnaissable ces petites parcelles de réalité relative qui rendent habitable et humain ce monde si peu humain. Assis à ma table d’écriture j’aurais volontiers exploré les seules ressources de la mémoire et du langage, chaque île « réellement » vécue étant ramenée, en ma cartographie mentale, à son initiale, et le voyage à un jeu de lettres ou de lettré.

Sans doute c’était aussi par souci de la vérité (car cette île entrevue a d’abord été et sera bientôt à nouveau, comme toute chose, seulement un rêve…), par peur de l’anecdote touristique (rien de plus ennuyeux, à cet égard que les pérégrinations « atlantides » d’un T’serstevens, dont j’ai lu tant bien que mal quelques pages avant de partir) et parce que j’avais dans l’idée de rassembler en un livre toutes les images lumineuses associées au premier séjour dans l’île et susceptibles de me servir de talisman pour les temps à venir.

Mais me voici sur l’île, et le voyage — merci à lui — dément les projets, avec ses anicroches, sa haute falaise noire, ses incessantes variations de temps (de météo et d’humeur). On s’écarte du projet (qu’on retrouvera peut-être en cours de route ou au bout du compte, comme un sentier de traverse ramène assez inévitablement au sommet ou à la grand-route qu’on avait perdus de vue), on oublie l’idée de s’accrocher à la douceur d’un rêve réconfortant, et on file marcher le long d’un rivage réel.

 

*

 

Fracas blanc sur les rochers noirs — quelque chose de très tranché, de très tranchant, comme pince de crabe, fil de pêche, hameçon, arêtes de poissons, de rochers, ou bec de sterne (d’une de ces sternes pierregarin qu’on pourrait sentir siffler de près si l’on s’approchait là-bas de l’îlot où elles surveillent leurs petits).

Parfum fort d’iode, d’algues, de carcasses, du vieil océan aux remugles d’enfance — et l’enfant m’appelle pour venir voir les crevettes, les puces de mer, les vives. Le fracas redouble, s’apaise, redouble, on se penche au bord du grand calme lisse des flaques pendant qu’à quelques mètres l’océan roule (sept surfeurs dansent sur ses rouleaux).

On explore ? dit l’enfant, que l’on suit une fois de plus.

Allez, viens effleurer du doigt les filaments des anémones blanches et débusquer les crabes dorés, viens !

 

28 juillet 2013

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