Notes de Madère (été 2013)

L’ÎLE NOUS ÉCHAPPE

 Chantier

Le chantier pharaonique enthousiasme Clément et secoue la moiteur, la lassitude, l’ennui des passants pris dans le faux-pas d’un trop long détour en ville. On a quand même traversé les rues du vieux quartier à l’authenticité douteuse (mais au réel délabrement) — un restaurant tous les cinq mètres.

Maintenant on regarde à nouveau le chantier. Une très grosse grue rouge racle le fond du port, en retire de lourdes pierres qu’elle dépose sur le quai où une pelleteuse jaune et une autre orange prennent le relai. Tout cela n’a aucun sens, et l’on dirait un jeu d’enfant — mais réglé au millimètre, et tendu vers la réalisation d’un projet en béton… Le béton gagne sur la mer, pour la création, mais oui, d’un « espace vert ».

Le voyage aussi est un chantier dont le but parfois se perd, un chantier peu bruyant mais avec ses lourdeurs, ses lenteurs, ses retards. Il demande une grande finesse pour être correctement dirigé, et une certaine réactivité qu’on n’a pas toujours. Il nous échappe, finalement, d’une manière ou d’une autre.

L’île nous échappe comme la ville aujourd’hui nous échappe. On se retrouve facilement enfermé dans une caricature de touriste hagard ou, pire, d’écrivaillon en quête de sa page — comme ce poète en chapeau et costume fripé blancs posé à une table d’un café littéraire du quartier touristique, et dont on se dit qu’il n’est sans doute qu’un figurant (et c’est pire s’il ne l’est pas).

« Il nous reste bien peu sur le chemin des leurres / Qu’à se creuser les yeux pour une île intérieure… » (On aimerait ne pas en arriver là, et garder quand même un œil sur l’extérieur !)

L’île ne nous refuse pas, mais se déplace à mesure qu’on pense l’approcher, l’aborder. Vient l’envie d’un faux-pas, de se saborder pour aborder en force, ou à bout de souffle, comme après un naufrage. L’île réelle s’éloigne au profit ou perte d’une île à écrire (pas à réinventer). Les lettres de l’île. Le cri du i, le l de l’eau, le e du vide qui résonne ou se tait. L’il qui rêve d’île, qui rêve ou brode autour de l’absence du il. L’ « il », le pronom de l’absence — « il s’appelle Personne et vient de nulle part… » — comme une enfance aussi qui s’échappe. Au bout du compte à rebours, mon enfant, tu te retrouves seul sur ton île déserte, et c’est probablement le seul secret de l’il.

6 août 2013

 

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