Vigie, juillet 2023

 

Premier vol hors gel

 

 

C’est une période heureuse et triste que cette mi-juillet où les oisillons prennent leur premier envol alors qu’ils ne savent pas encore vraiment voler. Hier une jeune pie a atterri devant la fenêtre de mon bureau au premier étage ; elle a crié, tapé du bec à la vitre, puis est repartie sans encombre sur le poirier. Sur les deux fauvettes à tête noire qui sont venues percuter la porte du séjour, l’une est morte, attrapée par un chat, l’autre est repartie se cacher dans l’actinidia. Ce matin, c’est une jeune grive que je trouve devant la porte du jardin, incapable de repartir. Je la prends dans mes mains mais elle se débat. Je l’aide à se cacher dans les buissons, mais les chats rôdent, pour lesquels elle est une proie toute désignée. Pauvre grive ! on est en sécurité nulle part, je pourrais faire un roman de quatre cents pages sur ce thème !

On annonce deux semaines encore de surchauffe, pendant lesquelles d’autres records de chaleur devraient tomber. Pas un nuage dans le ciel qui n’a cependant pas pris cette teinte blême tellement inquiétante. Je marche dans la tiédeur, avec en tête non seulement cette image de grive mais surtout celle de ma mère qui, dans un rêve de fin de nuit, pleurait en lisant un livre évoquant une enfance traumatique. Je lui demandais si elle pleurait parce que le livre était triste ou parce qu’il lui rappelait des souvenirs personnels ; elle répondait que c’était à cause de ses souvenirs, qu’elle se mettait à me raconter, et je la questionnais timidement sur un épisode douloureux de sa jeunesse dont j’ignorais tout. Poignant moment de retrouvailles, peut-être lié à ma lecture d’hier.

Hier en effet, après avoir travaillé au bureau d’Élodie, j’ai terminé la lecture de Hors gel d’Emmanuelle Salasc, publié chez P.O.L, salué par d’excellentes critiques et recommandé par un article consacré à la crise climatique dans la littérature française contemporaine. D’abord séduit par cette idée d’une dystopie faisant le lien entre l’histoire intime (la relation toxique de deux sœurs jumelles qui habitent une ferme en montagne avec leurs parents, se perdent puis se retrouvent trente ans après) et les conséquences du réchauffement climatique (un glacier dont la poche d’eau menace de se rompre), j’ai été rapidement déçu par la façon de mener le récit, systématiquement happé par le ressassement des retours en arrière, puis agacé par le contenu. Dans Hors gel, l’effondrement du glacier sert avant tout de métaphore au conflit familial, qui est plus important que la crise climatique. Mais l’exercice d’anticipation dévoile surtout le parti pris idéologique de l’autrice, pour qui la grande menace qui pèse sur notre temps n’est pas le poids des lobbies industriels, la mise à sac de la biodiversité, la montée du fascisme, etc., mais la poignée de militants vegans et anti-spécistes qui finissent par imposer leur vision du monde à la suite d’une inversion des rapports de force dont le caractère improbable n’est jamais questionné. Dans ce monde fantasmé, la préservation de la nature est devenue plus importante que l’humain et le gouvernement écologique autoritaire qui surveille tout et tout le monde va jusqu’à réintroduire l’ours dans les Alpes pour contrer la prolifération des loups… Les pages évoquant le caractère artificiel du retour à la nature imposée par des écolos New Age incapables de s’orienter en forêt sans GPS pourraient être drôles, elles ne sont que paresseuses. Les recherches sur le glacier de Saint-Gervais et les rares incursions du côté des sciences (un paragraphe sur l’hydrogène vert qui n’est toujours pas au point en 2056) ne compensent pas l’imprécision naturaliste et sensible des évocations de cette montagne qui reste abstraite, symbolique et anonyme (Alpes ou Pyrénées, on ne sait pas, le lieu est censé rester fictif). Au bout du compte, le récit s’enlise dans des redites autour du conflit des deux sœurs, dont l’une souffre manifestement de troubles bipolaires et autistiques aggravés par une naissance et un rapport à la mère difficiles. Incapable de traduire autrement que par des clichés les enjeux écologiques et d’ouvrir le champ, ce livre qui semblait prometteur m’a déçu.

15/07/23

 

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