Vigie, juillet 2023

 

Qu’il est dur de se décentrer !

 

 

 

Regardé hier soir le documentaire grand public de Cyril Dion Animal, qui m’a laissé dubitatif. La contradiction entre le message – pour tenter d’éviter un effondrement complet de nos sociétés il faut revoir le rapport de l’homme à la nature – et la forme totalement anthropocentrée, de façon parfois déplaisante lorsque les deux jeunes militants écologistes qu’on a envoyés promener jusqu’en Afrique demandent s’ils peuvent s’approcher des éléphants et qu’il leur est répondu, non que cela risquerait de déranger les animaux mais que ce serait dangereux pour les humains, ou comme pendant la visite d’une usine à lapins qui ne donne lieu à aucune explication sur les besoins biologiques des bêtes. Du point de vue de l’animal, il n’est jamais question, ou de façon bien trop sentimentale. Je suppose que c’est la limite imposée au film grand public, ce que l’on retrouve d’ailleurs dans l’immense majorité des documentaires animaliers contemporains, qui mettent désormais davantage en scène les hommes qui regardent les bêtes que les bêtes elles-mêmes. Moi, ce qui me fascinait autrefois dans les documentaires naturalistes, c’était l’altérité, plutôt que ces rapprochements systématiques avec le fonctionnement des hommes qui ramènent tout au familier : je n’y trouve plus mon compte.

C’est aussi en un sens la limite d’une poésie basée sur l’identification intuitive et sentimentale avec les animaux, les plantes, tous les objets du monde, par l’intermédiaire le plus souvent de la personnification. Cela vaut mieux qu’une absence de lien, mais ce n’est pas non plus suffisant. Trop humain… Autrefois, mon goût pour les sciences naturelles et ce genre de réflexions m’ont amené à rejoindre le mouvement géopoétique de Kenneth White, dont il est bien dommage que l’ego démesuré n’ait pas permis le développement. Un autre regard sur le monde en général et l’animal en particulier serait pourtant possible, en y mettant, comme antidote à l’hubris humaine, une bonne dose d’humilité associée à un solide programme d’apprentissage du fonctionnement des écosystèmes et de l’identification naturaliste, sans négliger l’approche sensible relayée par les arts. C’était cela, le projet géopoétique. Je le retrouve un peu dans la formation pluridisciplinaire, sciences et humanités, que va suivre Léo, et cela m’amène aussi à revoir ce que j’ai envie d’enseigner (d’où le visionnage du documentaire grand public d’hier soir).

Qu’il est dur, pourtant, de se décentrer ! Je marche sur mon chemin habituel, encordé à mon chien, mais ne suis-je pas encore et toujours enfermé dans mes songeries humaines ? Le point de vue des limaces entre lesquelles je slalome, je ne peux même pas l’imaginer. Je peux certes identifier la plupart des oiseaux qui chantent en cette heure matinale (lorsque j’ai un doute l’application « Birdnet » de mon Smartphone le lève…), mais cela reste un langage inconnu. Je crois néanmoins que c’est cet inconnu qu’il nous faut accepter comme tel, et que c’est à partir de cette acceptation respectueuse qui n’est pas de l’indifférence que peut émerger la possibilité d’un rapprochement. Je sais que la fauvette en chantant balise son territoire sans se soucier de moi, et je n’ai pas la prétention de chanter comme elle ou de dialoguer avec elle. Je sais, comme le chante avec humour Dominique A dans une chanson écrite lors d’un séjour à Chamonix, que « ce que nous disent les roches c’est qu’elles se fichent de nous », c’est-à-dire qu’elles ne disent rien du tout. Mais la conscience de cette indifférence des pierres, des végétaux, des animaux à notre égard (pour peu qu’on les laisse un peu tranquilles), n’est pas un obstacle au rapprochement, elle ne risque sans doute pas de conforter notre espèce dans sa folie de destruction à partir du moment où elle est contrebalancée par notre curiosité – et cela aussi se travaille, la curiosité, comme un muscle, comme un sport, un instrument de musique, cela devrait s’apprendre !

Entre le sentimentalisme anthropocentrique et la réification froide, il reste une ligne de crête assez large, sur laquelle je me promène chaque jour en regardant, en photographiant tel ou tel fragment de paysage (aujourd’hui cette pierre d’un bel ocre éclaboussée par le torrent), en écoutant, en écrivant. Parfois je suis perdu dans mes pensées, ce qui est bien normal puisque je suis humain. Parfois je me projette dans les formes qui m’entourent, mais je le fais sans naïveté. Parfois je me rapproche, je me sens arbre, je me sens oiseaux, ce qui est bien normal aussi car je suis quand même un être du monde – un animal.

03/07/23

 

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